L’orage et la chambre

Heptaméron, récits de la chambre obscure

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Après sa mémorable « Traviata » botanique, repiquée théâtralement avec Judith Chemla, Benjamin Lazar réinvestit les Bouffes du Nord avec un gros ouvrage littéraire peu exploité par la scène.

Le dispositif conçu avec Adeline Caron rend malicieusement justice à ce laboratoire de la pensée et de l’image qu’est « L’Heptaméron », « chambre d’échos » dans laquelle s’entrechoquent les historiettes fugitives de cinq femmes et cinq hommes. Préservé de cette foudre métaphorique imaginée par Marguerite de Navarre et des déluges plus contemporains que raniment des images projetées au lointain, le plateau en friche constitue un authentique espace de création et de reconfiguration du monde. Support de projection aussi bien livresque que théâtral, cette pente blanche inachevée abrite dans ses bas-fonds autant de terres en jachère que de crânes ensanglantés et aménage de fait un territoire privilégié pour ces brèves sentimentales et sanglantes qui font percer sous la beauté des « fraises » les « yeux rougeoyants des chiens ». Délibérément informelle, car elle n’agence aucune transition apparente entre les récits sporadiques, la dramaturgie élaborée par Benjamin Lazar reflète judicieusement la composition flottante et capricieuse d’une conversation. En tissant nonchalamment, comme le faisait la reine de Navarre, les mythobiographies d’hier avec les autofictions sentimentales du jour (amorcées essentiellement par le génial Geoffrey Carey), le metteur en scène préserve la force suggestive du récit et du témoignage, la dramatisation rudimentaire et progressive des nouvelles offrant toutefois une belle inflexion esthétique à son spectacle.

En remplaçant les débats qui prolongeaient chaque récit par des madrigaux italiens, entonnés sobrement par les magnifiques chanteurs/comédiens des Cris de Paris, Lazar semble privilégier la résonance affective des tragédies plutôt que leur valeur édifiante. Cette exhumation chorale des morts et des peines, portée par le genre polyphonique du madrigal qui donne la passion individuelle en partage, sonne comme un délicat rituel cathartique permettant d’altérer la violence des visions intérieures. Au rebours de ces tapisseries duplices et cruelles censées frapper immédiatement l’imaginaire, exhibées dans l’un des récits par le fameux criminel de la femme tondue, les tableaux infusés que déplient sommairement la parole des acteurs et les projections nébuleuses de Joseph Paris s’offrent alors comme de lointaines mélancolies. Défiant « boiteusement » par sa pente glissante une certaine pesanteur du réel suggérée par l’attirail allégorique de Dürer qui l’encombre encore, la sombre comptine de Benjamin Lazar ouvre en somme une superbe parenthèse, sans doute un peu trop feutrée et confinée pour reléguer les brumes du lendemain.