Contrairement à ce que son titre laisserait présager, l’« Oreste à Mossoul » de Milo Rau n’a rien d’une adaptation de « L’Orestie »– et encore moins à Mossoul.
Au programme, pas de parachutage de trilogie antique dans les terres ravagées de Daech depuis quelque Occident infralucide (le directeur du NTGent est encore parmi les rares à connaître l’art d’éviter les apories de la récupération culturelle) : c’est bien plutôt la figure d’Oreste qui émerge des décombres de Mossoul, la tragédie se surprenant elle-même en territoire nouveau, ayant suivi les chemins actuels du sang. Milo Rau et l’ensemble de l’équipe se sont certes rendus à Mossoul, mais ils sont des « vaisseaux » plus que des acteurs au sens strict, qui, répondant à l’appel très primaire du théâtre, chargent leurs épaules des scènes de « L’Orestie » parmi les ruines et le silence irakiens. En leur compagnie, des survivants formant un chœur de paroles ou de musique tue qui éprouvent depuis Mossoul un fatum affranchi de tout hellénisme : quid de Mycènes ou d’Athènes ? Mossoul les gomme solennellement pour leur rendre hommage. Entendons-nous : « Oreste à Mossoul », ce n’est donc pas « Orestevers Mossoul » mais « OrestedepuisMossoul ». C’est la damnation qui fait son revival d’une terre tristement légitime pour opérer le re-enactment de figures théâtrales enfouies. La tragédie ne renaît pas là où l’on croit, elle viendrait à ceux qui trébuchent sur ses racines.
Le spectateur d’« Oreste… » vit donc une tragédie en différé depuis un écran : le spectacle est à Mossoul. Que reste-t-il au théâtre, à part entourer la tragédie ? Le voilà donc acculé à n’être qu’une « réalité répondante » : les mêmes scènes se jouent sur le plateau avec des effets épiques (bassines de sang, enfilages de costume), des récits personnels (dont celui en ouverture du grand Johan Leysen) et informatifs s’agrègent… Scène et écran se répondent certes par leurs particularités inhérentes : si le réel est peut-être « plus réel » à l’écran (qui ne s’émeut pas d’un Oreste dans une ville détruite ?), la violence est peut-être « plus violente » sur scène lorsque le fils assassine sa mère face au public. Le petit théâtre fait de son mieux à côté de l’écran terriblement réel.
Néanmoins, Milo Rau, à son habitude, brouille les frontières entre les médias – e.g. les scènes de « théâtre filmé » (et non de cinéma) en Irak sont elles-mêmes mêlées d’images de documentaire dans lesquelles le processus de fabrication est toujours visible –, de sorte que les atours du récit se noient constamment dans le schéma dramatique de « L’Orestie ». C’est-à-dire que texte et paratexte s’entremêlent peu à peu pour s’indifférencier : « Orestedepuis… », oui ; mais « Oresteavec… » encore plus – avec les histoires intimes, les rencontres (ainsi de l’actrice qui interprète Athéna à l’écran), les difficultés et les désaccords humains, qui s’agglomèrent au récit premier. Autant de palimpsestes qui œuvrent à un dialogue plutôt hallucinant entre l’écran et la scène : à quel moment la conversation médiatique devient-elle médiumnique ? Car la scène convoque – au sens quasi spiritiste – l’écran, et vice versa : tous deux tressent de subtils entrelacs de territoires, des lignes où se partagent des réalités dissonantes… De sorte qu’émerge finalement du spectacle un imaginaire qui, pour reprendre la formule ranciérienne d’Olivier Neveux dans le récent « Contre le théâtre politique », justifie bien l’audace théâtrale de « doubler la réalité de ce qui n’est ni son reflet ni sa restitution, mais un autre pan d’elle-même ». À l’évidence, Milo Rau ne fait pas de réalisme : pétri d’habileté politique, il s’efforce plutôt d’imprimer du réel.