De « Ibsen Huis » à cette « Trilogie de la vengeance », Simon Stone s’engage dans une réinvention fascinante du théâtre épique, radicalisant l’entreprise analytique du drame moderne qui consiste à ouvrir sans cesse l’actualité dramatique à d’autres temporalités que la sienne. Avec cette nouvelle composition tissée à partir de trois tragédies élisabéthaines (auxquelles il adjoint apparemment une pièce du siècle d’or espagnol), le metteur en scène renoue avec la structure en contrepoints de son épopée norvégienne, dans la chronologie déambulatoire de cette fable dite féministe, moins tortueuse et moins vertigineuse que sa précédente, dont l’écriture ne rend pas justice à l’ingéniosité de son dispositif et à la grande justesse de ses interprètes. En frontal, bifrontal ou en équerre (pour la séquence de la chambre d’hôtel qui est pour sa part très réussie), le spectateur est invité à recomposer mentalement et arbitrairement (selon la lettre noire dont il hérite) l’histoire viciée d’un certain Jean-Baptiste.
Si l’ambition technique et dramatique d’un tel projet (où trois espaces de jeu sont synchronisés avec seulement neuf interprètes) justifie pleinement l’accouchement périlleux de ce dernier (la première représentation ouverte à la presse ayant été reportée d’une dizaine de jours), les méandres du processus créatif relèvent toutefois de l’énigme, tant l’objet artistique qui nous est présenté semble orphelin des intentions initiales de son metteur en scène. Souhaitant au départ mettre à l’épreuve les archétypes la scène élisabéthaine (comme David Bobée le fait actuellement avec les héroïnes haendéliennes), afin de déshypostasier un certain « féminin imaginaire », Simon Stone dilue plus intensément qu’à son habitude le matériau littéraire dans une nouvelle saga qui tient plus de la « vengeance aux yeux clairs » (pour les plus ignares : nom d’une épopée TF1 avec Laëtitia Milot) que des « trois royaumes » horrifiques et édifiants (enseigne du traiteur chinois qui sert de décor à l’épisode inaugural) que cette fresque est censée décliner.
Pris eux-mêmes dans une dynamique de jeu cinématographique, par la sonorisation mais surtout parce que la diffraction des espaces-temps leur impose de répéter trois fois les mêmes scènes, les acteurs relèvent un défi audacieux que les spectateurs ne peuvent pas dignement applaudir (le salut s’émiettant lui-même entre les espaces). Ils sauveraient presque les ressorts faussement progressistes de l’intrigue, si cette dernière n’était pas aussi démonstrative et redondante, et si le supposé retournement des archétypes n’en fabriquait pas d’autres. L’émancipation féminine chez Simon Stone se décline dans les discours téléphonés et indirects de ses personnages (critique éculée de la culture du viol par Adèle Exarchopoulos, entre autres), ou bien dans cette fameuse vengeance qui les relie contre un patriarcat méphistophélique endossant tous les vices (infidélité, inceste et viol : beaucoup pour un seul homme). Cet héroïsme n’entraîne, pas plus qu’autrefois, aucune vraie interrogation morale et sociale, faute de n’être qu’un mélodrame actuel qui échoue, à l’inverse de certaines tragédies, à constituer une vraie mythographie critique.
« Il faut, disent-elles, faire abstraction de tous les récits concernant celles qui parmi elles ont été vendues battues prises séduites enlevées violées et échangées comme marchandises viles et précieuses », c’est par cette injonction que Monique Wittig concevait il y quarante ans, dans « Les Guerrillères », une authentique épopée féminine, où la dynamique vengeresse du matriarcat n’avait aucune valeur édifiante et littéraire face à un authentique dépassement du vocabulaire mythique et culturel. Aussi virtuose soit-elle dans sa forme, on comprend alors aisément pourquoi l’entreprise artistique de Simon Stone se mange trop froide.