Orestie : tragédie inorganique ?

Électre / Oreste

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Cette énième compilation atridique commence là où « Hidden Force » finissait, Électre avec son seau rappelant l’ultime image primitive du drame romanesque néerlandais récemment adapté de Couperus par Ivo Van Hove (présenté il y a peu à la Villette), spectacle qui déclinait une ironie tragique très postmoderne et tout à fait passionnante. La nouvelle collaboration entre le maître flamand et la troupe du Français (après « Les Damnés » en 2016) n’a malheureusement pas le même intérêt, et pour le dire plus nettement (sans s’allier à cette grande claque de velours qui conclut automatiquement chaque représentation de la salle Richelieu) cet « Électre / Oreste » a tout du rendez-vous raté, son « chant du bouc » s’embourbant dans une esthétique rancie et surfaite, ingrate car elle entrave l’avènement de son principal mirage : le tragique.

Avec cette arène boueuse où l’on patauge et s’enlise, toute la minéralité mythique d’un certain théâtre de la cruauté est bien là (même si on la verra sûrement mieux dans les gradins d’Épidaure en juillet que depuis l’orchestre du théâtre à l’italienne, où le spectacle manque déjà symboliquement de hauteur). Le chœur féminin électrisé, en haillons gentiment éraflés, s’adonne à de furieuses chorégraphies (que Kamel Ouali n’aurait peut-être pas reniées pour son « Dracula ») ponctuant très artificiellement un spectacle très feutré qui, avec ses jolis minois ensanglantés et son sexe arraché, donne l’illusion de mettre les mains dans un cambouis ringard et parfois ridicule, qui n’était pas sans déclencher ce soir-là quelques rires gênés dans la salle. Si l’héroïsme chez Euripide, contrairement à ces tragiques contemporains, est susceptible d’ironie et de dévalorisation, on peine alors à comprendre la cohérence interprétative envisagée par Van Hove. Christophe Montenez (Oreste), passionnante révélation du Français, se perd cette fois dans un jeu enfantin (rappelant celui qu’il effectuait chez Wedekind) qui rapetisse totalement la déchirure scandaleuse du matricide en lui donnant, par son corps recroquevillé dans un coin de la scène, l’allure d’une bêtise de bac à sable. Suliane Brahim, quant à elle, l’une des seules à surmonter heureusement la note feutrante des micros, donne à son Électre une virulence pourtant très monotone, et lorsqu’elle affronte sans nuance Clytemnestre (Elsa Lepoivre), c’est toute sa troublante pitié qu’elle étoupe scéniquement.

Si rien ne se passe au plateau, c’est d’abord parce qu’à l’hégémonie vidéographique (cette fois-ci totalement remisée) succède le trop-plein sonore d’un brillant quatuor de percussionnistes, nécessitant un renfort excessif des voix qui estompe leurs singularités et rend l’interprétation beaucoup trop cérébrale pour de telles circonstances. Les rudiments tragiques expirent alors dans ce kitsch hollywoodien, visiblement hanté par les précédents travaux o’neilliens d’Ivo Van Hove (qui avait monté « Le deuil sied à Électre ».) Sa combinaison souvent fructueuse d’un certain naturalisme interprétatif et d’un dispositif grandiloquent n’a ici aucun sens, tant elle paraît peu assumée et totalement superficielle. Adepte des dramaturgies expéditives, qui concentrent habituellement l’action sans lui ôter sa force latente, le metteur en scène ne parvient pas cette fois à susciter un quelconque effroi, la faute également à une scénographie assez falote qui, tout en reconduisant les contours insulaires de l’espace racinien décrits par Roland Barthes, est en fait ouverte aux quatre vents, avec son « trou noir » central (expression de Jan Versweyveld) dans lequel on poignarde plus vite que son ombre, qui n’offre pour sa part aucune réserve d’invisibilité. Après la conclusion édifiante et quelque peu intolérable des « Damnés », on est décontenancé par cette prétention tragique qui marque les créations de Van Hove à la Comédie-Française, et dans ce nouveau spectacle répété prétendument en à peine trois semaines la limite de ces collaborations prestigieuses se donne à voir cruellement. Quand la tragédie se joue face à une « tombe trop bien fermée » (dérivation claudélienne amorcée par Barthes à la fin de son essai sur les pouvoirs du théâtre antique), la tempête des signes n’advient pas et le théâtre finit effectivement par faire de son « espace brut » (pour reprendre les expressions employées ironiquement par Van Hove lui-même) un simple « paysage ».