(c) Denis Farlay

L’esprit de contradiction, par la mécanique inversion des valeurs qu’il suppose, peut conduire à un vaste éventail de résultats allant du non-sens idiot à une pratique enjouée de l’absurde qui, par le ténu décalage des habitudes que celui-ci – l’absurde – opère, révèle la vanité de ces dernières et/ou leur implacable dévoration de nos vies. Appartenant sans conteste à la deuxième catégorie, “Speed Glue” est une performance aussi brève et légère en apparence qu’elle se révèle culottée et profonde à l’analyse.

Le spectacle se propose ainsi comme un match de ping-pong anti-capitaliste – c’est-à-dire délesté des valeurs marchandes associées (type gain, efficacité, intérêt individuel) – au profit d’un jeu coopératif et désintéressé, où la balle célèbre la belle inutilité de son rebond plutôt que l’accroissement de son taux de profit. Disons que visuellement, ça ressemble quand même fortement à match de ping-pong, où les joueurs s’écartèlent comme des Christ autour de la table, courent plus qu’ils en ont l’air, et s’essoufflent à grand renfort de “han han” (toujours aussi étrangement organico-suggestifs).

A ceci près – et c’est là tout l’intérêt de la proposition, qui réside moins dans son contenu que dans le sidérant effet quasi objectif qu’elle engendre dans le public – qu’un tel match, alors même qu’on le sait être un simulacre, qu’on l’imagine, en temps normal, être l’objet d’une relative indifférence (car le ping-pong n’est pas le foot… et semble plutôt réservé aux chaînes câblées et au tropisme asiatique) déclenche pourtant chez les spectateurs, durant les 30 minutes de représentation, une passion visible, un intérêt zélé, une concentration immédiatement empathique, prenant au sérieux les moindres soubresauts de la balle, surjouant la surprise et l’effroi par une ribambelle de manifestations sonores. En jouant le jeu du match, en faisant comme si se déroulait sous ses yeux une compétition cruciale, le spectateur atteste à la fois de son désir de fiction, louable, mais aussi, de son rapport économique – capitaliste, précisément – aux choses, en l’occurrence ici, à un jeu sans but, dérisoire et gratuit, que l’esprit calculateur contemporain ne semble pouvoir empêcher d’ investir d’un but, d’un intérêt, son oisiveté phagocytée par le réflexe du gain.

Faux match, vrai public : le zèle de ce dernier à s’essentialiser comme ensemble de spectateurs impliqués réalise alors même l’esprit capitaliste que la scène s’emploie à nier : venu au théâtre, on est venu pour quelque chose, tans pis si on y voit du sport (pas vraiment ce à quoi on s’attendait), on en repartira, coûte que coûte, pas bredouille, intérêt satisfait et bien compris. “Speed Glue”, du nom de colle qui sert à fixer rapidement le caoutchouc sur la raquette, est un miroir tendu à un serpent qui se mord la queue, à un capitalisme auto-dévorant, qui va jusqu’à faire profit de sa propre critique: inquiétant constat, fascinant ping-pong entre un propos théorique et une forme à la neutralité méthodique -forçant l’esprit à interpréter ce qu’il voit pour sortir du simple moment sportif- “Speed Glue” nous renvoie notre tendance à la consommation plutôt qu’à la contemplation. Gifle d’autant plus forte qu’elle se donne avec une économie de moyens qui rappelle au capitalisme, aussi, la vanité de son pullulant vomitif d’objets inutiles.