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Dans la salle Jean Tardieu du Rond Point, la compilation de « Retours » et du « Père de l’enfant de la mère » se donnait ce soir-là face aux boucles blondes de leur jeune auteur, Fredrik Brattberg, si bien inspiré par tant de pères norvégiens qu’il leur tord amoureusement le cou. Ce spectacle, brillant par la mise en scène de Bélier-Garcia et par l’interprétation des trois comédien.ne.s, rend finement justice à son esthétique complexe et parvient à y faire percer cette puissance émotionnelle qui manque souvent au ludisme réfrigérant des écritures contemporaines. 

Hommage à la malice désenchantée de ce rejeton des fjords, la très belle scénographie de Pierre Nouvel surexpose dès le départ ce traditionnel hors-scène peuplé d’arbres nordiques, dont tous les rêves symbolistes sont faits, sur une toile peinte déchirée à l’entracte. L’amorce de « Retours » sonne alors comme une œillade manifeste au « Rosmersholm » d’Ibsen avec sa femme qui tricote (signalant la contiguïté du présent dramatique avec un passé forcément inavouable) et son homme à la fenêtre (invitant le spectateur à convoiter mentalement cette ténébreuse scène imaginaire.) Mais à l’arrivée énigmatique du pasteur décadent que décrivait le personnage d’Ibsen succède ici l’évocation parodique du « chien du voisin » et de sa fuite préoccupante, comme si dans le présent norvégien que surimprime Brattberg, où la sensation vraie se détricote en famille, on ne verrait de toute façon plus rien venir. 

Dans cette nouvelle peinture du minuscule tragique quotidien, le statisme d’un Jon Fosse fait place à l’ivresse d’un dynamisme quantique, un feuilletage de situations aussi absurde qu’inquiétant, lac noir humoristique et mélancolique dans lequel l’enfance disparaît à vue. Ce mythique délitement de la « trinité familiale » reconstitué par les deux pièces nous fait bien vite penser au « Petit Eyolf » d’Ibsen, et dans un traitement plus contemporain au mémorable « Faute d’amour » du cinéaste russe Zvyagintsev, même si Brattberg nous redonne à voir cette cruelle étrangeté du monde avec une théâtralité qui n’appartient qu’à lui. Loin de façonner un simple engrenage servant à dynamiter les vérités possibles (dans une filiation proprement pinterienne), il effiloche plus audacieusement le pur tissu des conventions.

Alors, ce n’est plus l’intériorité des personnages qui devient fauteuse de trouble mais le théâtre lui-même avec sa béance illusionniste. Les apartés insatisfaits et les infinies répétitions qui dilatent le quotidien familial ne font pas de ces « comédies de la catastrophe » un énième theatrum mundi démagifié, mais permettent avant tout au jeu nordique du secret d’être pour une fois l’apanage d’une déréalisation purement théâtrale, dans un spectacle où l’on confie volontiers son enfant aux mains gantées du marionnettiste. Moquant la prétention du théâtre à convoquer tous les espaces-temps possibles (comme peut le faire le norvégien Arne Lygre), Brattberg et Bélier-Garcia ne buttent jamais contre l’infertilité parodique. Malgré ces signaux bourratifs qui envahissent l’espace social de leur théâtre (un grand pot de Nutella et un sachet de Haribo, qui eux seuls résistent à l’emprise du temps), leur spectacle n’évacue pas la vertu polysémique du symbole et la force bouleversante d’une métaphysique désenchantée, réalité invisible dépliée désormais par l’immanence embarbouillée de la scène.