Rimini Protokoll ou la surévaluation de la forme témoignage

Granma. Les Trombones de La Havane

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« À Cuba, on enseigne que l’histoire est faite de grands héros et de martyrs, que l’histoire avance et se développe de la répression et de l’esclavage à la liberté dans le socialisme. Je ne pense pas que ce soit comme ça. L’histoire n’est écrite ni par des héros ni par des martyrs. L’histoire est écrite par tous ceux qui la vivent. »

Ainsi s’exprime Milagro, jeune Cubaine qui s’avance en premier dans l’espace du dernier spectacle orchestré par Stefan Kaegi. Et même si nous ne sommes pas plongés dans un dispositif conceptuel ludique ou immersif, cette création nous incite une fois de plus à nous interroger sur le théâtre documentaire et à son ambition contradictoire de montrer et/ou de démontrer. D’une efficacité désormais légendaire, le collectif suisse Rimini Protokoll essaime depuis des années les théâtres et les rues du monde entier de propositions efficaces voire coups de poing, avec comme liant un rapport très ambigu au réel. Lieu commun du moment, on aime à valoriser le théâtre comme outil capable de se saisir de l’actualité, d’être en prise avec son époque et de pouvoir ainsi la dire ou du moins la rendre visible sur scène. L’écueil de cette intention est de confondre – ou d’induire plus ou moins consciemment le public à confondre – le réel et la vérité, l’actualité et le politique (comme l’analyse Olivier Neveux notamment). Comment alors ne pas surenchérir sur une réalité déjà envahissante au point d’appauvrir les imaginaires ? La dimension documentaire sur les plateaux est-elle la mieux adaptée au besoin d’évasion, de profondeur et de poésie qui est le nôtre ?

Voilà donc ces quatre jeunes acteurs cubains non professionnels qui viennent courageusement témoigner de leur histoire personnelle et de la manière dont, chacun à sa façon, ils s’arrangent avec l’héritage encombrant et l’admiration de la défense d’une utopie portée par leurs aïeuls. Selon le principe du collectif, il s’agit toujours de convoquer des « experts du quotidien » à même d’expliquer les aspects visibles ou moins visibles de l’objet qu’ils ont choisi d’explorer. Cette étape constitue, selon les metteurs en scène, l’essentiel du travail de préparation du spectacle. La mise en scène de Stefan Kaegi consiste ensuite à trouver un dispositif propre à frapper l’imagination du spectateur. Il ne se considère pas tant comme un metteur en scène que comme un concepteur de dispositifs permettant de donner à voir une réalité documentée. Usant d’un « matériau documentaire authentique », ce théâtre se situe donc dans le registre du vrai et non du vraisemblable. Le parti pris en faveur des « vraies gens » est non seulement dramaturgique mais également scénique. On l’aura bien compris pourtant, il faut convaincre le spectateur qu’il ne s’agit pas d’une fiction.

Le réel fait ainsi effraction sur scène sous la forme du témoignage, l’effet d’authenticité s’alimente régulièrement quand par exemple nos quatre protagonistes dialoguent et interagissent par écrans interposés avec leurs grands-parents à La Havane. C’est pour de faux mais ça fait vrai. Nous aurions tendance alors à nous rallier à l’invective de Jacques Delcuvellerie, quand il fustige ainsi « l’étonnante surévaluation de la forme témoignage, de son hégémonie et surtout de son inscription dans le code du politiquement correct actuel, à savoir : livrez-nous des récits, ne nous faites pas la leçon ». Reste pour le public un attachement sensible à ce quatuor armé de trombones, qui malgré des passages d’ennui se livre avec générosité.