Tout n’est que grâce, beauté et fluidité

Exchange (Multiplication / 12 / Automn River)

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Ambitieux, le programme en trois temps que propose le Théâtre national de Taipei dans le cadre de son festival Dancing in Automn repose sur l’idée dangereuse d’un échange intime et potentiellement contre-nature. Cette biennale qui alternait avec un festival dédié au théâtre sera désormais un rendez-vous annuel où toutes les disciplines seront mêlées. Pour cette dernière édition, c’est un projet étonnant auquel nous assistons au cœur du temple des arts de la capitale taïwanaise, une prise de risque partagée par trois monstres sacrés de la danse mondiale. Deux compagnies majeures de l’Asie extrême-orientale ont accepté de collaborer et d’échanger leurs danseurs pour créer un projet hors des cadres normés de leurs habitudes de travail. Le fondateur du Cloud Gate Dance Theatre, son successeur et le TAO Dance Theater ont en commun un sens aigu de l’esthétique et une technique chorégraphique impressionnante, mais leurs recherches corporelles n’empruntent pas les mêmes voies.

Le très charismatique chorégraphe Tao Yé poursuit son chemin en quête de l’ascèse mystique du mouvement. Figure de proue de cette nouvelle danse formelle, le jeune prodige explore inlassablement l’idée d’un mouvement pur, dégagé de toute forme de représentation, où les corps abstraits ondulent dans des partitions solo qui tranchent avec ses habituels unissons.

« 12 » est en ce sens une révolution dans son travail, et chacun des danseurs du Cloud Gate a dû sous ses indications affronter les diagonales du plateau et se fondre dans une technique exigeante. L’un après l’autre, dignes et concentrés, tout de gris vêtus, ils traversent d’angle à angle l’arène, sobre rectangle blanc éclairé au sol. Hiératiques, ils entrent en scène comme on entre en religion, concentrés autant sur les résonances intérieures que sur celles de leurs corps, plongeant littéralement, comme aimantés au sol, cherchant parfois à la surface quelques respirations vitales. Nous retiendrons particulièrement les transitions d’une sobriété éclatante : l’un se relève, quitte la scène alors que l’autre y pénètre, formant ainsi une chaîne ininterrompue délicate, une sagesse philosophique incarnée. Tao Yé revendique une position « minimaliste » fondée sur la seule image du corps, hors de toute intention narrative : il numérote ses pièces, car donner un titre induirait trop d’images là où il n’y a que de la pensée. Mais ce serait mal saisir les intentions de ce digne adepte de la voie du tao que de croire qu’il s’agit simplement du nombre de danseurs sur scène. Car tout est symbole ; de la structure des costumes à l’intensité des lumières, de la répétition des mouvements au moindre décroché du poignet, tout revêt une signification ontologique. Et la magie de cette danse est qu’elle permet à tous de s’approcher de cette matière gorgée de millénaires de sagesses sans en avoir rien lu. Si l’on reste en lien avec la terre, une élévation est possible. Les mouvements se répètent, ils apparaissent à chaque instant plus intenses, plus digérés. Et c’est peut-être grâce à cette litanie sans début ni fin et à l’apparente modestie de leur ampleur qu’ils parviennent à créer un espace de communion.

Le Cloud Gate 1 et 2 (ainsi dénommé suite au changement de chorégraphe à sa tête) offre aux spectateurs deux pièces, radicalement différentes sur la forme mais qui témoignent de l’histoire et de l’évolution de la compagnie taïwanaise.

« Multiplication » est une variation autour du cercle. Cheng Tsung-lung sait utiliser les aptitudes de flexion et de délicatesse des danseurs du TAO pour composer sur le plateau une pièce complexe qui n’a de cesse de chercher les nuances des ondulations. Les costumes, amples et élégants, participent à ce tournoiement continu et déploient un camaïeu de gris et de jaune soleil hypnotique. Cette pièce est une surface de projection fascinante tant il semble que tous les cycles de l’univers s’y côtoient ; androgynes, sans élément distinctif, les duos et les triades se forment et se défont, créant des images organiques, florales, refusant le spectaculaire mais offrant aux regards des instants de grâce et de beauté sidérants.

« Automn River » est une partition de danse particulière à plusieurs titres. Le fondateur du Cloud Gate, Lin Hwai-min, figure majeure et historique de la danse à Taïwan, a été invité à créer une dernière pièce avec les anciens danseurs de la compagnie. Cinq femmes et une projection de rivière en fond de scène sur la toujours très efficace musique d’Arvo Pärt, encore peu usitée sous ces latitudes, et une émotion palpable sur le plateau et dans l’assistance. On aime à revoir les gestes sensibles du chorégraphe, classiques dans les mouvements et les images convoquées, et son aptitude à faire advenir une douce nostalgie, une beauté joliment surannée, une fraîche mélancolie qui enveloppe et entraîne les cœurs et les mémoires.

Ce triptyque sobrement intitulé « Exchange » est un concentré de danse contemporaine qui, à chaque variation, à chaque tentative, sublime le collectif et exige des individus, tous virtuoses, qu’ils soumettent leur talent pour le rayonnement de l’œuvre commune. Un temps de grâce et de beauté à partager.