Warlikowski ou l’art de faire du théâtre

On s'en va

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Il est parfois salutaire pour les spectateurs ardents comme pour les professionnels de retrouver du théâtre au théâtre. Grand sorcier des plateaux, le Polonais Krzysztof Warlikowski conçoit un objet à penser qui regorge d’intelligence, de finesse et d’humour et révèle ainsi l’épaisseur de chaque ligne de cette pièce grinçante de Hanokh Levin. Le Beckett israélien, disparu en 1999, dessine les névroses de la société tel-avivienne (à moins que ce ne soit celle de Varsovie ?) à travers une de ces farces dont il a le secret où l’essentiel des fondements d’une vie semble pourtant être soulevé en quelques répliques. Un art consommé de l’outrance, du glauque, de la dérision et des retrouvailles évidentes entre un auteur et un metteur en scène à l’acmé.

Tout est coincé. Plus rien ne semble pouvoir sortir, les orifices sont embourbés, l’évacuation des fluides comme celle des mots se targuent soudain d’une portée eschatologique. Le premier des huit défunts trépasse de ne pouvoir déféquer, une grand-mère gémit de ne plus savoir vomir, les éjaculations deviennent rares tant le besoin de jouissance s’amenuise, l’air n’atteint plus les poumons de la pneumopathe, le jeune homme bègue lutte pour qu’enfin la parole jaillisse. Dans ce quartier où la rétention des flux détermine le cours des choses, il s’agira d’observer cette communauté qui rétrécit, rythmée par les cérémonies funéraires. Dans la mise en scène, la contrainte se joue dans les marges et les fonds perdus. Tout est relégué aux périphéries, laissant vide le centre du plateau, agora de transition où les personnages se croisent, s’envisagent et se rencontrent parfois. Tous rêvent de là où ils ne sont pas, de là où ils ne vont pas, comme enfermés sous une chape symbolique trop lourde pour leurs épaules fatiguées. « On ne part pas. Reprenons les chemins d’ici », écrivait Arthur Rimbaud. La galerie de portraits croque les travers de l’époque, à moins que ce ne soient plus ontologiquement ceux de l’être humain qui sont dénoncés en creux.

Deux ectoplasmes hantent cette tribu, chimères peroxydées, la pile et la face d’un jeu dont le suspense est éventé depuis longtemps. Un être non genré, muet, arpentant de ses jambes infinies la scène, toujours présent pour réconforter ceux qui s’abîment avec un verre de vodka, de la tendresse avec de longs cheveux blonds, de la sensualité qui s’exacerbe voire qui s’exhibe ; il danse pour maintenir la vie, pour rappeler aux corps leurs capacités de mouvement et de transcendance. Puis une Américaine exubérante, armée de sa perche àselfie et de ses talons hauts, pénètre par effraction dans la communauté et immisce la postmodernité au beau milieu de la soupe moyen-orientale. Les mots de Wajdi Mouawad se mêlent alors à ceux de Levin pour enrichir cet archétype qui autorise par sa présence une chute dans le trivial de nos nouveaux quotidiens. Soudain, hyper connecté, le quartier se fait monde, l’intime se fragmente et se met à portée de clic de tous et partout. Ces deux anges blonds, chevaliers d’une apocalypse en marche, accompagnent dans le grotesque et dans la compassion ces hommes en partance pour nulle part.

Autre personnage majuscule de ce spectacle : la bande-son (Pawel Mykietyn), omniprésente, sait envahir nos chairs et modeler nos esprits jusqu’à se fondre tout à fait dans la dramaturgie qui se déploie. Elle se refuse en musique de fond pour tromper la solitude (ou pour pallier les défaillances des metteurs en scène…), car, ici, loin de surligner, elle sublime. La magnifique scène finale, qui rappellera des souvenirs émus aux fans de la série « Six Feet Under », nous érafle dans nos comportements tièdes de vivants-sans-y-penser et invite à un carpe diem, glaces à l’eau pop en bouche. Suçons donc avant que tout ne fonde, le sucre sait obstruer les artères et brouiller la lucidité.