Beauté de l’anachronisme

La Méduse démocratique

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C’est dans la belle pièce nue du Théâtre-Studio d’Alfortville, simplement habillée d’une longue table de banquet autour de laquelle nous sommes invités à prendre place, que se déroule une rencontre au sommet. Celle d’une mystérieuse journaliste (Anne Monfort) et de Robespierre, voix et présence revenues d’outre-tombe et magistralement incarnées par Damien Houssier, conviées à nous parler de la situation politique d’hier, mais surtout de celle d’aujourd’hui.

Exercice apprécié des historiens, l’idée d’éclairer un état politique contemporain par des événements du passé est toujours périlleuse, prenant le risque de l’anachronisme, et donc d’une lecture faussée des spécificités de chaque époque. Pourtant, Anne Monfort, réutilisant dans ce spectacle la parole de l’historienne Sophie Wahnich, spécialiste de la Révolution française et de la Terreur, auteur d’un ouvrage sur Robespierre, réussit avec brio cette incarnation et livre une mise en scène dont la parole politique agit, en ces temps troublés, comme un rappel salutaire. Qu’aurait pensé Robespierre, figure tant controversée et noircie dans les manuels scolaires par l’ombre de la Terreur, des révoltes actuelles ? Qu’aurait-il à dire (à nous dire) sur les transformations progressives de nos libertés individuelles sous le règne de l’« état d’urgence » postattentats, sur le déclin du sentiment démocratique, sur l’abandon néolibéral de la notion d’égalité ? Autant de questions qui sont posées directement à Robespierre, qui par la voix de Damien Houssier met en garde, interroge, prend à partie, dans un dispositif qui nous immerge mais ne nous enferme pas.

Alors, tous assemblés autour de cette table, écoutant tout à la fois les mots du tribun lui-même et ceux réinterprétés par l’étude minutieuse de Sophie Wahnich, sommes mis face à des questions politiques cruciales ; pour n’en citer que quelques-unes, la transformation de la ligne rouge (celle qu’il ne faudrait pas dépasser et qui créerait la révolte populaire) en « lignes roses » qui ne rendraient l’abandon progressif des libertés que plus difficile à appréhender, le déclin du sentiment de puissance politique, la perte de l’« amour des lois » au profit d’une impression toujours plus grande de contrainte et de répression, etc. Dans la performance scénique de Damien Houssier se retrouve alors la beauté du « comédien désincarné », selon la formule de Jouvet, celle qui émerge lorsque celui-ci ne colle pas à son personnage mais se fait passeur au service d’une voix, et qui par cette distance nous permet précisément d’y accéder. Par là, l’acteur ne se confond pas entièrement avec lui et évite le « charme » de la parole politique, auquel nous sommes confrontés en permanence dans la société médiatique. Alors, nous laissant l’interstice pour penser, être émus, entendre les mots, le théâtre se fait ici pleinement outil démocratique, ne cédant rien sur l’exigence esthétique et poétique. Anne Monfort signe donc un spectacle extrêmement fort et juste, plongeant dans les méandres politiques en suivant les mouvements doux et saccadés de la méduse, comme des respirations absolument nécessaires dans le tourbillon de l’actualité où nous sombrons.