Huysmans ou le choix de la Croix

Cahier de l'Herne - Huysmans

Cette note sur la réédition du Cahier de l’Herne consacré à Joris-Karl Huysmans vient un peu tard, mais avec l’écrivain d’« En Route » il faut savoir prendre son temps, flâner, divaguer. Débarrassé de nos problèmes du quotidien, à l’instar des héros de Huysmans, nous nous sommes plongé dans cette somme. Ce qui est heureux avec les Cahiers de l’Herne, c’est que chaque volume regorge de trésors tant pour le chercheur au binocle grossissant que pour le simple amateur de littérature.

Nous suivons les premiers pas de Huysmans dans le monde des lettres. Comme nombre de ses contemporains, Huysmans entre dans le champ littéraire par la petite porte, celle des revues. C’est celle d’Eugène Montrosier, le « Musée des Deux-Mondes », qui accueillera les premiers textes de notre écrivain en herbe. On y reconnaît déjà, pour reprendre les termes de Gérald Antoine dans sa brillante analyse du style de Huysmans, « toute la gamme des parlers, les plus populaires aux plus savants, dont la langue n’est jamais que la somme et la limite ». Dans un texte intitulé « Un campement de bohémiens », le jeune écrivain, dans un feu d’artifices de visages burinés par le soleil, de couleurs, de musique et d’odeurs, nous entraîne avec lui sur la place de Tillburg, aux Pays-Bas, au milieu des bohémiens qui s’installent sur la place du village tandis qu’une jeune diseuse de bonne aventure, « adorablement belle », nous embrasse la main « avec sa bouche toute brodée de merveilleuses dents, des gouttes de vif-argent qui frétilleraient dans une feuille de rose »…

Huysmans excelle aussi dans la critique d’art. Son goût sûr lui permet de reconnaître les qualités d’un Gustave Moreau, avec qui il échangera quelques lettres. Il loue le caractère extraordinaire de ses paysages et la fascinante beauté de ces femmes « singulièrement plus effilées, plus extraterrestres, plus usées par l’âme qui ressort par les yeux et par la bouche » que celles du peintre italien Andrea Mantegna qui a dû inspirer à Moreau « le goût des broderies et des pierres lucides ». Il se révèle être aussi un critique impitoyable pour les poètes de son temps qui, tentant de suivre la voie ouverte par le « souverain Hugo » et ses émules, tels François Coppée, ne proposent que « des rapetasseries grecques ou sentimentales ».

Et le roman dans tout cela ? La plus grande partie du volume lui est consacrée mais on ne peut comprendre le romancier que si l’on a suivi le parcours initiatique de celui qui fut critique, journaliste et poète. Des « Sœurs Vatard » aux « Foules de Lourdes », en passant par « A rebours », « Là-bas », « La Cathédrale » ou « L’Oblat », on suit l’évolution d’une écriture inclassable. Tantôt qualifié de charlatan des lettres, tantôt encensé par ceux qui voient en lui un « Goncourt désespéré » ou un poète excessif de la sensation, Huysmans ne laisse pas indifférent. Ce « moine manqué » élèvera son style à la hauteur des plus hautes cathédrales pour chanter ardemment la gloire d’un Dieu qu’il découvrit tardivement. L’abbé Mugnier, qui fut aux hommes de lettres de la fin du XIXe siècle ce que l’abbé de La Morandais fut à Johnny et Laeticia Halliday, rencontre Huysmans en mai 1891. Le prêtre écrit alors dans son « Journal » ces quelques mots : « En tout cas, Huysmans est un humble et un sincère ». Ce sont cette humilité et cette sincérité que l’on retient en refermant ce volume consacré à celui qui, à l’aube du XXe siècle, craignait de franchir le porche d’un siècle « derrière lequel s’étend une allée infinie d’ordures ». Il est certain désormais que nous n’avons pas fini de longer cette route, mais la compagnie de Huysmans ne pourra qu’atténuer notre fardeau.