Dans l’œuvre de Jacques Rancière, le “partage du sensible” n’est plus un simple concept de philosophie sociale servant à cartographier la politique de l’esthétique. Il est devenu un modèle créatif à part entière, un opérateur poétique qui infléchit et reconfigure l’architecture même du Livre égalitaire. D’une scène esthétique à l’autre, la pensée de Rancière ne cesse de se plagier et de se déplacer, de faire déborder ses territoires et d’ensauvager ses marronniers conceptuels pour mieux faire s’affronter toutes les ramifications possibles de la révolution artistique.

Le grand arbre ranciérien n’érige pas autre chose qu’une tâtonnante série “d’accroissements”, comme l’avertissement de ce nouvel ouvrage le stipule explicitement. Parmi cette “heureuse combinaison d’objets variés”, le paysage représentait au départ un pur horizon métaphorique. Dans “Le Fil perdu” (essai le plus marquant de Rancière paru chez La Fabrique en 2014), l’épopée allégorique (empruntée à Carlyle) des grands arbres aristocratiques défrichés par le grand parc égalitaire n’était qu’une vignette rhétorique. Le paysage s’émancipe désormais comme “objet de pensée spécifique” tout comme il émergea dans l’histoire des arts et des idées en décadrant la mimesis et l’harmonieuse “science des parterres”.

A l’appui de Kant et de Whately entre autres, Rancière remonte d’abord aux origines de cette révolution végétale, celle qui transforma le  “répertoire de formes” imitatif en “scénographie d’incidents” peuplée de “mini lacs”, d’arbres tordus et de vieux murs. Cette « nature déchaînée » qui fait dériver la représentation et la pratique sensible de l’espace est alors perçue par Rancière (événement peu spectaculaire pour ses fidèles lecteurs) comme la contradiction d’une “paisible liaison des causes et des effets qui normait l’art.” Les deux chapitres suivants envisagent en miroir les conséquences esthétiques de cette mutation, de la scène picturale où ruptures et lignes courbes viennent contrarier le “géométrisme cartésien” à la pratique paysagiste elle-même, s’inspirant de la peinture pour faire l’apprentissage de la liberté. Surprenant davantage par son approche intermédiale et son estompage des polarités conceptuelles (le beau et le sublime, le pittoresque et le grand), la quatrième partie explore les replis indéterminés du paysage qui, de l’image à la réalité, assume désormais son incomplétude suggestive. Refilant certaines métaphores ébauchées dans ses précédents ouvrages, Rancière parachève ce “temps du paysage” en embranchant politiquement toutes ces « guirlandes de fleurs » plus ou moins protectrices et démocratiques.

Plus accessible que les précédents écrits de Jacques Rancière, parce qu’il fait la part belle aux citations et aux ekphrasis, parce qu’il n’accumule pas les références et les bifurcations intellectuelles, ce « temps du paysage » se donne à lire comme un cheminement philosophique érudit et instructif. Les perspectives habituelles se déplacent sensiblement. La révolution optique et l’invention d’un “regard libéral” déclenchées par ces mutations paysagistes constituent le fil conducteur passionnant de cette réflexion. En décentrant sans arrêt son approche pour rendre palpable ce dialogue fructueux qui s’engage à la fin du XVIIIe siècle entre l’art et la nature, Rancière ne repeint pas seulement le “passage d’un régime de l’art à un autre”. Il fait de son objet d’étude, pouvant paraître plus mignard et plus anecdotique que les corpus politiques qu’il aborde habituellement, le point névralgique et concret d’un nouvel ordre social et artistique. “Une simple affaire d’apparence, dira-t-on”, prévient-il d’ailleurs en mentionnant ces jardins où le sensible semble se repartager. “Mais, à l’âge des révolutions, qui est aussi celui de l’esthétique, tout le monde sait que l’apparence n’est pas le contraire de la réalité.” Le temps du paysage, qui enlierre les cathédrales et enronce les palais, et celui de l’essai, où les forêts de fiction se mêlent aux tempêtes du réel, ne font alors plus qu’un. Tous deux annulent la frontière entre “ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas”. Tous deux cultivent l’unité et la variété. Rancière invente en somme une philosophie pittoresque de la révolution,