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Le « gaouri », pour les Algérois, c’est l’étranger, l’Occidental, celui qui n’appartient pas à la terre. Jean Sénac (1926-1973) est demeuré aux yeux de ceux qu’il appelait ses frères algériens, un exilé sans port d’attache. Né à Béni-Saf, il mourra, dans des circonstances tragiques qu’une enquête bâclée n’a pas permis d’éclairer, allongé sur le sol d’une cave sordide qui lui servait d’abri à Alger, la « terrible et douce » Alger, en août 1973. Oublié des Français, méprisé par les Algériens, celui qui avait fait du soleil sa signature a disparu dans les tréfonds de l’histoire littéraire, s’effaçant devant ses frères de l’Union des écrivains algériens dont il fut le secrétaire général jusqu’à sa démission en 1966. Pourtant, porté par Albert Camus et encensé par René Char qui voyait dans ses poèmes des « fortifications pour vivre », le poète était destiné à briller au zénith de la littérature algérienne et française.

En 1999, Actes Sud décide de rassembler en un seul volume les recueils du poète dispersés chez différents éditeurs. L’ouvrage était épuisé. Par bonheur, la maison d’édition a décidé de redonner vie au poète pied-noir, chantre de l’amour, de la patrie ensoleillée et de la révolution. Si les premiers poèmes de Sénac, encore traversés par les influences de la poésie romantique, de celle de Verlaine ou d’Apollinaire, chantent l’amour physique, la solitude et la douleur de l’exil dans cette ville de Paris (« Paris brutal sous la pierre à mensonge / est une ville froide »), très rapidement la voix poétique prend des accents de révolte. Sénac lance sa poésie comme un cri dans le fracas et le tumulte des armes d’un monde marqué par les secousses du vieil empire colonial mourant. Étranger en son propre pays, il ne cesse d’encourager ses frères non pas à la révolution, mais dans la révolution. « La poésie, écrit-il, ne peut avoir de répit ni se limiter à ses circonstances. Le langage est l’instrument le plus inouï d’exploration et de connaissance du temps. Par sa perturbation présente, il nous fait contemporain de tout le passé et de tout l’avenir du monde. » Le poète hugolien, prophète et porteur de lumière, laisse la place au « copiste intègre », celui qui ne prophétise plus mais qui respecte la « syntaxe des réfractaires ». Il suit la foule, et sa plume, à l’unisson du sismographe des révolutions, enregistre les mouvements et les tremblements des âmes d’un peuple qui écrit l’histoire et qui « affûte le Verbe » pour la « Révolution perpétuelle ».

Sénac parlait pour « tous les jeunes du monde ». Il voulait devenir l’aède d’une « littérature du Soleil, non plus exotique mais d’une impitoyable franchise ». Sa voix s’est perdue dans un désert où seul pousse le chardon, la fleur qu’il a choisie comme emblème, symbole des amours délicieuses et impossibles. Exilé entre deux terres « avec à son flanc la gibecière des mots », le poète brandit ses phrases comme un étendard.

Il n’a eu de cesse de rendre justice à la beauté, afin de « ne plus la voir traîner de bar en pissotière / à la recherche du jour ». Emporté par un enthousiasme exalté, il a essayé de fondre en un seul chant l’amour, la beauté et la révolte : « Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie / Je suis un combattant qui ne se renie pas. » Le poète a voulu « aimer et faire face ». Mais les hommes ne pardonnent pas à ceux qui font entendre une voix dissonante. Sénac le pressentait, lui qui écrivait quelque temps avant sa mort, en octobre 1971 : « L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer / En moi votre propre liberté, de nier / La fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées / Remontera / MON CORPS. » Ce corps, transpercé par la lame, est étendu sous cette terre où « on meurt en silence ». Reste cette voix unique, un cri universel dans un champ de mines.

«  Mais nous nous taisons et la mer
En nous roule, siècle après siècle,
Déchets et feux. Ce soir
Nous ne nommerons rien. »
(« Ni le baiser », 14 juillet 1966)