Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure

Le Clocher de Tübingen

Benoît Chantre, comme d’autres avant lui, a été pris, envoûté par le poète souabe, compatriote et ami de Schelling et d’Hegel au Stift de Tübingen, « un équivalent de notre École Normale Supérieure, la théologie en plus ». Le point de départ de la réflexion de Benoît Chantre est la prétendue folie d’Hölderlin qui a fait couler beaucoup d’encre. Pierre Bertaux, fin connaisseur de l’œuvre du poète, s’est ainsi livré, au siècle dernier, à un long et patient travail d’archéologue et de restaurateur dans son ouvrage « Hölderlin ou le temps d’un poète » afin de redonner tout son éclat au portrait d’un homme et d’un auteur que la légende romantique a réduit à la condition de « fou ». Le diagnostic s’est affiné au cours des siècles. Le psychiatre anglais Gregory Bateson, cité par Bertaux, y a vu, par exemple, la conséquence d’une relation perturbée entre Hölderlin et sa mère Johanna qui, tout en l’entourant de son affection et de sa tendresse, sera aussi celle qui le conduira à l’enfermement effectif. Mais, pour Benoît Chantre, le constat est beaucoup plus simple : Friedrich Hölderlin n’a jamais « déraillé » : « Il est revenu au pays natal et il a découvert que la place était prise par un dieu. » L’auteur s’attelle ainsi à redonner au poète sa place de prophète en nous montrant la manière dont la voix du poète s’enracine dans son premier roman, « Hypérion ou l’Ermite de Grèce » et se déploie ensuite dans toutes ses œuvres, que ce soit dans la triple et vaine tentative d’un poème dramatique consacré à la figure d’Empédocle, dans ses poèmes dits de la folie ou bien dans ses traductions des tragédies sophocléennes accueillies en Allemagne par les rires et les quolibets de ses amis. L’effarant et lumineux poème « Andenken », que le poète rédige en 1803 sur les bords du Neckar, un an après son retour de Bordeaux et qui a été magnifiquement mis en valeur par Jean-Pierre Lefèbvre dans sa version planétaire « …belle Garonne et les jardins… » (William Blake & co. Edit), s’il constitue le testament poétique d’Hölderlin, dévoile aussi les ramifications d’un destin hors norme auquel le poète était appelé dès l’origine.

Il est clair que Benoît Chantre, dans cette « œuvre-vie », à mi-chemin entre l’essai, la dissertation philosophique et le poème, tente de se détacher de ses prédécesseurs quitte à tordre quelque peu l’œuvre hespérique pour exprimer un sens qu’elle ne contient peut-être pas. Il nous propose son Hölderlin, un Hölderlin peut-être moins séduisant que celui de Pierre Bertaux mais qui a le mérite de créer un pont entre la pensée universelle de ce poète du XVIIIe siècle et notre humanité qui n’a jamais autant manifesté cet « oubli de l’Être » (Heidegger) que maintenant. Hölderlin nous aura prévenus par sa vie, par son œuvre : si nous ne retournons pas vers la terre, ce lieu « non pas où abonde la connaissance, mais plutôt où il y a dénuement et doute », pour reprendre les mots du poète et traducteur Philippe Jaccottet, nous subirons le sort de Phaéton.