Vivre ou survivre

Le Champignon de la fin du monde

« Le Champignon de la fin du monde » est à l’image de son objet d’étude, le « matsutake », une espèce de champignons qui ne prolifère que dans des forêts abîmées voire ravagées : obscur, voire impénétrable, mais fondamental pour qui l’aborde en explorateur.

En effet, l’enquête anthropologique d’Anna Lowenhaupt Tsing est consubstantielle de profondes réflexions écosophiques, politiques, économiques… De sorte que le matsutake se retrouve au centre d’un monde tout entier : en polarisant la vie (humaine, animale, végétale), il aide à comprendre l’univers anthropique, dont il invite par ailleurs à se décentrer. À l’image de la tique, dont le monde se résume plus ou moins à un « Où suis-je accrochée ? » (une branche) et « Où vais-je m’accrocher ? » (un animal), le champignon est le petit démiurge de ce qui l’entoure… Mais pas seulement ; car l’anthropologue s’applique à dépasser le modèle d’Uexküll, valorisant l’interdépendance par-delà l’Umwelt– à l’instar du magnifique interlude « Suivre à la trace », dans lequel le champignon se range un temps aux côtés d’autres mycètes, des calamars et des bactéries. Chaque monde est profondément « multispécifique », le champignon n’en est donc pas le plérôme. Autrement dit, les univers s’entrecroisent si bien que raconter le matsutake, c’est obligatoirement raconter l’histoire des cueilleurs de l’Oregon, aux États-Unis, mais aussi celle des forêts de Finlande, des pins et des chênes, ou celle encore de la cuisine japonaise… D’où la sensation d’un livre-cosmos, dans lequel chaque feuille est un feuillage : le champignon, peut-être plus que le coffre d’une carte au trésor, en est la torche, infusant ce qu’il éclaire sur sa route d’indices écologiques et politiques.

Parce que « Le Champignon… », sous-titré « Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme », participe en réalité à la mise en crise de l’opposition vétuste nature/culture – et de la moraline qui l’accompagne. Quid de notre mode de vie si, dans les forêts savamment circonscrites par l’homme, le ravage (industriel, nucléaire) recrée une nature spécifique avec ses propres manières d’exister ? Vivre (et non survivre) dans les ruines, c’est s’engouffrer dans un monde recomposé, définitivement abîmé par le mouvement anthropique. La catastrophe n’est plus un fantasme, elle a quitté l’imaginaire, elle ne mérite pas qu’on en censure le sentiment, pour reprendre Annie Le Brun. Les ruines nous habitent en même temps que nous les habitons ; comment y penser la vie dès aujourd’hui ? Anna Lowenhaupt Tsing, à partir d’un objet d’étude mineur en apparence, développe ses concepts fondamentaux : précarité, scalabilité… dans les mailles des récits qu’elle enchevêtre. Voilà des outils théoriques pour notre modernité : il faudra s’en emparer au plus vite pour perdre l’illusion voire le désir survivaliste d’une catastrophe et/ou d’une crise en forme d’épée de Damoclès. En réalité, « Le Champignon de la fin du monde » mêle un combat pour les idées contemporaines en même temps qu’il en dévoile les nouvelles histoires. D’un tel ouvrage – sinueux et massif –, il faut donc intégrer l’enquête fongique autant que la portée cosmologique : penser avec le matsutake, c’est penser avec « ce qui advient et qui est déjà là ».