Thomas Ostermeier en détective privé, voilà qui ne s’invente pas. Et pourtant, c’est peu ou prou le rôle que le directeur de la Schaubühne se donne dans le documentaire “Hamlet en Palestine”, co-réalisé avec le cinéaste Nicolas Klotz et sorti en 2017.
Par un jeu de miroir avec la fable shakespearienne, dont l’argument bien connu est celui du héros cherchant à démasquer le meurtrier de son père, Ostermeier et Klotz s’intéressent aux circonstances de la mort du metteur en scène Julio Mer-Khamis, assassiné en 2011 devant son théâtre de Jénine, dans les territoires palestiniens occupés. Le metteur en scène, venu présenter son “Hamlet” à Ramallah, retourne ainsi sur ses traces avec Shakespeare comme fil conducteur.
Cette enquête est ainsi l’occasion d’un portrait en forme de voyage sur les traces du fondateur du “Freedom Theater”, créé en 2006 dans le camp de réfugié de Jénine, mais également une interrogation sur les pouvoirs de l’art en situation de guerre et toutes les contradictions que cela peut véhiculer. Sous l’œil délicat de la caméra de Klotz, utilisant la pellicule, les témoins sont scrutés et le spectateur, lui aussi à la manière d’Hamlet, est invité à ne prendre aucun point de vue pour vérité absolue. Lors d’un entretien entre Lars Eidinger, acteur phare de la Schaubühne incarnant Hamlet dans la mise en scène d’Ostermeier, et l’un des acteurs du Freedom Theater, l’analogie est ainsi formulée : “La tragédie d’Hamlet, c’est la tragédie de la Palestine. Tu ne peux faire confiance à personne, mais tu dois croire tout de même qu’il y a des bonnes personnes.” Alors, les miroirs entre cette situation d’occupation et la fable inventé par Shakespeare, entre le cinéma et la fiction politique se multiplient de manière vertigineuse et virtuose. Le gouverneur de Ramallah, maître de la langue de bois, se fait dès lors plus Polonius que n’importe quel acteur. Le journaliste interrogé, plaidant pour une “histoire de femmes” plutôt que pour le meurtre politique, ne serait pas loin d’un Rosencrantz et Guildenstern.
Au milieu de ces miroirs qui renvoient un reflet fragmenté des hypothétiques raisons de l’assassinat de Julio Mer-Khamis, surgit le portrait fiable d’une société “prison” qui aurait tout du Danemark shakespearien. Alors, les mots du metteur en scène allemand, prononcés lors d’un workshop autour de la pièce avec les acteurs palestiniens à Ramallah, prennent une autre résonance : “Ce qui est important au théâtre, c’est que malgré la tragédie, il y a toujours quelqu’un pour l’entendre.” Lorsqu’on connaît “Hamlet”, on y décèle un écho aux derniers mots du héros prononcé au moment de mourir à son ami Laërte : “Exhale ton souffle pénible dans ce monde rigoureux, pour raconter mon histoire.”
Et c’est bien la mission que semble s’être donné Ostermeier, ancien ami de Khamis. Car ce documentaire, au-delà d’aller enquêter sur la mort, parle aussi de la vie ; la vie imaginée pour son peuple par l’artiste palestinien, par le théâtre, l’expression artistique pour tous, enseignée aux enfants et aux adultes du camp. L’art comme arme contre le désespoir. Aux éternels débats sur l’utilité de l’art politique, Khamis répondrait de venir voir Jénine. Est-il mort assassiné par l’armée israélienne ? Nous n’en saurons rien. Mais nous saurons que le “Freedom Theater” existe toujours et qu’il semble continuer l’œuvre de son fondateur, cherchant par tous les moyens à transmettre quelque chose d’une force de libération.
Note : pour en savoir plus sur Julio Mer-Khamis, nous renvoyons à son documentaire “Arna’s children” (2003), sur l’oeuvre de sa mère Arna Mer-Khamis, juive israélienne communiste installée à Jénine, ayant fondé un théâtre dont il a repris l’héritage après de nombreux méandres, en créant le Freedom Theater. Arna Mer-Khamis est une icône dans la lutte pour la cessation du conflit israélo-palestinien.