© Gabi Carrera

Le théâtre n’est jamais aussi politique que lorsqu’il renonce à asséner au spectateur des slogans prémâchés et des discours normés et préfère signifier, par l’acte même de jouer, la force d’un engagement. Il ne s’agit pas non plus de considérer, comme le fait Olivier Neveux dans son essai « Contre le théâtre politique » que tout peut être politisé, mais plutôt d’envisager que le hic et nunc de la représentation, dans le rapport immanent qu’il instaure entre un public et un groupe de comédiennes – dont l’origine même renvoie, malgré elle, aux Européens que nous sommes l’image d’une Amérique latine livrés à des nationalistes excités et engoncés dans certaines croyances –, est un acte politique en soi. Ces femmes, armées de leurs goupillons, de leurs ventouses et de leurs fouets de cuisine, tout droit tirées de la pièce de Michel Tremblay « Les Belles-Sœurs », lancent une révolution des mœurs qui ne franchira jamais les portes de la cuisine où elles l’ont fomentée, parce que l’envie et l’inhumanité l’emportent finalement sur leurs désirs de révolution, sur leurs peurs et leurs traumatismes. À la fin, il ne reste plus que la truculente Germana, abandonnée par toutes ses « amies » qui lui ont dérobé ses précieux timbres, source d’une richesse longtemps espérée et désormais envolée.

Où est alors l’acte de résistance ? Il réside, non plus dans le texte qui pourrait être porté dans n’importe quelle autre langue, par n’importe quelles autres comédiennes aussi douées que celles que nous avons vues et entendues, et qui est in fine profondément pessimiste, mais bien dans le fait même de réunir en ces temps troubles vingt-et-une femmes brésiliennes de tous bords sur un plateau de théâtre, et de faire de la dissonance humaine une merveilleuse symphonie, au rythme des sonorités de cette langue portugaise haute en couleur qui pourrait presque nous faire oublier que le texte original était en québécois. Ariane Mnouchkine, qui a fait travailler, avec le talent qu’on lui connaît, ces caractères divers, l’a bien compris, lorsqu’elle affirme que « la réalisation du spectacle lui-même constitue une réponse possible aux enjeux de solitude et de servitude volontaire des femmes, portés par la pièce ». Aucune de ces comédiennes n’a de rôle attitré ; les rôles, représentation après représentation, sont interchangeables, car ce que l’on voit, ce ne sont pas des comédiennes interprétant un texte, mais des femmes qui, par l’entremise du rôle qui leur est échu, portent sur le plateau les aspirations, les désirs et les espoirs non pas de leur personnage, mais de toute une société brésilienne en plein bouleversement. Et si leurs chants de joie ou leurs plaintes mélancoliques résonnent si fort en nous, c’est parce que nous y entendons nos propres craintes face à un avenir qui s’assombrit sous les coups de butoir de la bêtise et de l’ignorance.

Comment expliquer alors que l’on ressorte avec cette envie d’étreindre le monde, un sourire aux lèvres ? La réponse réside en un mot : liberté. De toutes ces femmes puissantes, menées par une Ariane Mnouchkine qui est loin d’avoir dit son dernier mot, on pourrait dire, en pastichant La Boétie : toujours en est-il certaines qui, plus fières et mieux inspirées que les autres, sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer. Nous avons assisté à une révolution, et elle fut éminemment joyeuse et humaine.