La semaine dernière, la journaliste Elise Goutte nous parlait dans I/O Gazette d’une certaine « institutrice revêche », à savoir Maguy Marin, qui exacerbait les dérives didactiques du théâtre contemporain, en tout cas celles qui règnent au Festival d’Avignon depuis quelques années. En allant voir « Autophagies », nous avons rencontré sa consœur cantinière, qui préfère la fourchette à la règle pour nous taper sur les doigts. 

Toutes les revendications sont bonnes à entendre, mais la malhonnêteté et le piège tendu au spectateur pour lui asséner ses idées est contraire aux lois du théâtre. Voici les ficelles de l’imposture : Eva Doumbia lui fait croire qu’il est l’invité d’une cérémonie festive au cours de laquelle la nourriture approchera ses papilles dans toute son historicité problématique. Le menu est alléchant, car il est formidable que le théâtre s’empare de ce sujet, très contemporain ces dernières années dans les sciences sociales. Sauf qu’en fait, le spectateur est constamment pris pour cible par son hôtesse, embroché par un dispositif très démonstratif qui fonctionne par analogies douteuses (comme celle de la colonisation et du régime de Vichy) et par lyrisme culpabilisant (« quels yeux d’enfants te regardent au fond de ta tasse de chocolat ? »). L’évocation de la banane est un passage révélateur. Eva Doumbia elle-même, fustigeant à juste titre (mais est-ce encore utile de le rappeler face à autant de convaincu-e-s ?) l’imagerie raciste assignée à ce fruit, finit par lancer au public qui s’en régale :  « Voyez, ce n’est pas moi qui mange la banane. C’est vous. » La saillie n’est pas seulement facile mais manipulatrice, car c’est bien à ses dépens que le spectateur a épluché le fruit pour devenir l’acteur forcé de cette représentation à charge. 

« Il n’est pas question de culpabiliser mais de rendre consciente notre implication passive dans cette chaîne qui a commencé bien avant l’Antiquité » précise Doumbia par acquit de conscience, peu lucide visiblement sur les pouvoirs du discours au théâtre. Car la manipulation ne s’arrête pas à la trahison cérémoniale et festive du spectacle, elle gagne la dramaturgie qui fait semblant, par son vernis polyphonique, de donner la parole à trois autres protagonistes dont les discours (qui glissent significativement du « je » au « nous ») ne font jamais contrepoint car ils touillent le même didactisme accusateur. Curieux par ailleurs de reproduire une structure hiérarchique à l’intérieur d’un spectacle qui cherche à éveiller les conscience aux lois soit-disant cachées de l’histoire culinaire. La parole est fâcheusement distribuée :  il y a le chef-comédien, son commis réduit à l’expression corporelle, puis la « maîtresse de cérémonie » dont le discours clôt le spectacle pour mieux guider le sens.

Alors, bien loin de cette madeleine proustienne censée rouvrir un abîme dans l’être (Doumbia la mentionne d’ailleurs au début), tous les aliments qui défilent sur nos langues (chocolat pimenté…) ou devant notre regard nous coupent l’appétit. Le discours de Doumbia est si anthropocentrique et farci de rengaines nostalgiques sur l’enracinement qu’il nous paraît obsolète et constamment douteux. Nous faisions partis de celles et ceux dont les ventres ont su résister au mafé, offert à la sortie du spectacle comme réconciliation festive, ne sachant pas très bien si l’invitation était vraiment cordiale. Une dernière question : pourquoi Eva Doumbia utilise-t-elle une multitude de bougies LED made in China et des colliers La Foir’Fouille pour adouber certain-e-s élu-e-s ? Quels yeux d’exploit-é-es la regardent quand elle essaie de faire théâtre ?