(c) Michiel Devijver

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », écrivait La Rochefoucauld – « en face », dirait Wajdi Mouawad d’après les tragédies grecques. Et pourtant c’est à cette contemplation, ni sociologique, ni esthétique, ni voyeuriste, mais un peu tout cela à la fois, que nous convie Milo Rau dans ce second volet, âpre, tendre et intimiste, de sa Trilogie de la vie privée.

Dans cette veine récente du théâtre vouée à appliquer la première règle du manifeste du directeur du NT Gent, « rendre la représentation elle-même réelle », la mort est omniprésente. De Milo Rau lui-même, dans sa vertigineuse « La Reprise », au « C’est la vie » de Mohamed El Khatib, en passant par « Nachlass », l’ingénieux dispositif immersif du Rimini Protokoll. Peut-être parce que la mort, son attente et sa suite, atteignent la réalité à l’os, à cette ligne de fracture définitive. Au cœur de « Grief and Beauty » se tient le personnage bien réel de Johanna, une Belge de 85 ans dont on suit l’euthanasie jusqu’au dénouement, et dont le visage – serein – surplombe la scène sur grand écran. Le réel, c’est elle, mais c’est tout le monde à la fois, car chaque intervenant se raconte, successivement, dans son propre rapport à la mort.

On retrouve dans « Grief and Beauty » la familière grammaire miloraunienne : le mélange de comédiens amateurs et professionnels (Arne De Tremerie et Johan Leysen), l’usage de la vidéo et la multiplication des zooms sur les visages afin d’éviter toute surthéâtralisation du jeu ; et surtout la porosité intra et extradiégétique, jusqu’aux entrées et sorties du plateau, décuplant la force de confusion entre fiction et réalité. Mais Milo Rau resserre ici son geste, qui tient plus à l’exploratoire d’un cercle de parole qu’au reconstitutif d’un documentaire. Il refuse de céder au spectaculaire tragique et à l’emphase larmoyante de son sujet, et ce malgré la poignante présence-absence de Johanna, malgré le déchirant violoncelle purcellien de Clémence Clarysse (venant dédoubler la scène finale de “La Reprise”) qui enveloppe, en direct, tout le spectacle.

Ni dans le sang, ni dans les larmes, mais pas plus dans un quelconque contrepoint artificiel proposé par le second terme de la dialectique du titre : « Beauty », dans le cours du récit, n’est rien d’autre que le nom d’un chat. Et pourtant, de la beauté, il n’y a que ça, dans une infinité de gestes et de mots simples, qui ne cherchent pas la grandiloquence émotive mais la justesse et l’élémentaire de la parole, très saint-exupéryenne comme en atteste l’évocation du  “Petit Prince”. Légèreté de la forme et travail scénographique précis, sur les sons, en particulier, émanant des objets quotidiens  – aspirateur, horloge, télévision – de cet appartement resté figé soixante ans en arrière.

Mêlant les récits monologués et diffractés de ses comédiens, qu’on aurait peut-être souhaité voir davantage interagir, Milo Rau aborde les rives de la mort avec une forme de lâcher prise scénique, laissant s’exprimer avec douceur la souffrance de l’avant (la maladie) et de l’après (le deuil). Comme si la mort elle-même n’était que ce fragile moment de passage toujours en retard sur l’instant présent. A défaut de pouvoir s’inscrire pleinement dans le langage, la beauté et la mort sont transfigurées par le banal explicite où elles surgissent. Et si l’apparition de la mort convoque l’hébétude, alors laissons au Malcolm de Macbeth le dernier mot, celui du théâtre de la réconciliation avec le monde : « Donnez la parole à la douleur : le chagrin qui ne parle pas murmure au cœur gonflé l’injonction de se briser. »