© Juliette Parisot

Les décombres historiques ont coutume de mettre en crise le symbolique. Il n’en va pas de même dans « Comme tu me veux », seule œuvre de Pirandello à être traversée explicitement par les troubles européens des années 1920, et sans doute celle qui, paradoxalement, hisse au plus haut les rêves de la fiction. Stéphane Braunschweig exhume ici une œuvre fascinante qui, en stratifiant d’infinis niveaux de significations, le pousse dans ses retranchements de metteur en scène et lui fait signer un très beau spectacle. 

D’abord parce que la psychanalyse, que Braunschweig affectionne dramaturgiquement, n’a pas le beau rôle ici. Ceux qui prétendent marquer le féminin de leurs études et de leurs fantasmes buttent ici contre le corps de « L’inconnue » qui se définit précisément par sa résistance aux marques, aux cicatrices de l’Histoire. « Comme tu me veux » n’est pas qu’un énième protocole pirandélien sur la résistance de la fiction et du simulacre, mais une pièce sur la puissance présentiste d’un corps. De fait, ce « corps » que l’Inconnue (Chloé Réjon) offre de nouveau à son mari perdu n’est pas un réceptacle que Bruno (Pierric Plathier) pourrait remodeler à son idée. Tout au contraire, le « corps » est ici ce « hors-texte » dont parlait Jean-Luc Nancy, c’est-à-dire ce qui existe et s’offre au monde indépendamment de toute signification préconçue, ce qui impose son mystère sans signes et sans empruntes, ce qui déchire une représentation. 

La magnifique scénographie de Braunschweig, faite de rideaux qui s’évanouissent comme des spectres, jusqu’à faire apparaître le plateau sans velours de l’Odéon, aide on ne peut mieux cette pure présence dans sa dérobade. A cette heure de l’histoire où les êtres sont de plus en plus identifiés et réifiés, où les corps deviennent de grandes tables de lecture, l’œuvre de Pirandello surpasse ainsi ses tirades philosophiques et métathéâtrales (même si la pièce n’en manque pas) et gagne une théâtralité qui profite beaucoup à Stéphane Braunschweig. Plus sensible que cérébral, plus organique que théorique, ce « Comme tu me veux » est de ces spectacles du point aveugle qu’on aimerait immédiatement réaffronter. Non pas pour comprendre si ce petit carnet, caché dans un grenier en ruines, était bien la preuve que le grand théâtre de Lucia nous a bien dit la vérité, mais pour nous abandonner cette fois au pur vertige d’un texte si dense qu’il peut parfois nous impressionner. Pour sortir nous aussi, comme « Lucia », de sa grande toile.