(c) Luca del Pia

Confronté aux angoisses et à l’isolement de cette période covidesque qui coïncide avec un moment historique de peur et de repli, Pippo Delbono ressent le besoin de revenir à l’essentiel. C’est en représentant une imagerie musicale et poétique portugaise qu’il entreprend une quête d’amour à travers un cabaret fadiste mélancolique et d’une grande élégance.

Un arbre dépouillé sur un plateau nu : à défaut de Godot, la scénographie de « Amore » invite à l’attente redoutable de la réparation des âmes brisées. Le Portugal n’est pas le sujet mais le médium d’une forme d’un atelier poético-alchimique : Delbono en prélève des morceaux choisis au cœur desquels trône le fado, tour à tour instrumental, chanté ou dansé par de somptueux interprètes. La dramaturgie se refuse à toute progression argumentative, y substituant une série de numéros d’un récital porté aussi bien par des figures traditionnelles de la culture lusophone – notamment le guitariste Pedro Joia, qui compose une partie des musiques – que par les personnages archétypaux et fantasques que Delbono a l’habitude de convoquer dans ses spectacles.

Il y a dans la saudade portugaise quelque chose d’irrévocablement idiosyncratique qui résiste à toute tentative de transposition. Et c’est plutôt son inversion dialectique qui est tentée ici, transformant la perte de ce qui a été aimé en amour de ce qui est perdu. « Amore » ne propose pourtant pas de solution à l’impossible retour, car le fado reste substantiellement le chant de l’intranquillité – thème si pessaoesque -, du confinement dans un chemin apparemment sans issue entre l’amour et la douleur. Toutes les créations de Delbono portent les marques – pour ne pas dire les stigmates – d’un carnaval dépuratif : comme si la fête elle-même, alors qu’elle se déroule et nettoie les humeurs bilieuses, affichait le chagrin de sa propre finitude.

Il s’agit dès lors d’aimer sans limites, jusqu’à aimer notre manque d’amour. Dans le texte d’une conférence intitulée « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime » et retrouvé, à sa mort, encore enfoncé dans sa machine à écrire, Roland Barthes parle de la passion de Stendhal pour l’Italie et son impossibilité à exprimer par les mots les émotions que celle-ci lui procure. De cette impasse du langage, la musique est jugée en partie responsable, tant elle est le lieu de l’ « effet coupé de toute raison explicative ». Or ce lien que le metteur en scène italien tisse avec nos besoins d’amour, en passant par le Portugal, semble troublé par la même cause : la musique y est au cœur et entretient avec la tristesse des temps perdus un indéfectible compagnonnage. Malgré cette indicibilité fondamentale, Delbono, fidèle à une égomanie logophilique – émouvante pour certains, irritante pour d’autres – ne cesse de conférer à la parole, aussi décousue soit-elle, une vertu curatrice.

Irréprochable dans sa dimension plastique et épuré à l’extrême, « Amore » fait se succéder de saisissants tableaux élégiaques d’ombres chinoises, de masques et de détournements symbolistes du réel. Moins bouleversant que les plus belles œuvres de Delbono, plus resserré aussi, il tient malgré tout sa promesse de faire surgir la beauté de son éphémère mosaïque de parole et de musique. Barthes conclut son essai en déjouant l’échec de Stendhal grâce au prologue de « La Chartreuse de Parme » : là, dit-il, l’effet italien a enfin trouvé son plein agissement, car il y est montré que l’Italie est une fête. La fantaisie de « Amore » aboutit à une conclusion similaire : le Portugal n’est pas seulement l’évocation métonymique et oxymorique d’une joie triste : comme le disait le poète Manuel Alegre, « Ce n’est pas de la tristesse, juste / une certaine façon d’être ».