Le tiktokeur à la manœuvre

ADOrable

DR

Le problème de Roman, c’est qu’il est si gentil que personne ne le prend au sérieux. Personne ? À constater les deux millions de followers qui le suivent sur les réseaux sociaux, le garçon « ADOrable » est plus malin qu’il ne veut bien le laisser croire. Certes, tous les codes du one-man-show sont visibles : nous sommes au Paris dans les ruelles d’Avignon, un micro sur pied trône dans la petite salle tandis qu’une musique entraînante-exaspérante accueille les enfants et leurs parents, tous excités de voir en vrai celui qui occupe leurs écrans. La dramaturgie est simple mais efficace : c’est l’histoire d’un jeune adulte qui tente de prendre langue avec de jeunes ados et offre son expertise aux boomers en manque de médiation. Le voilà donc à s’échiner sur des thèmes et des versions – maîtriser une langue obscure, apprendre le vocabulaire autant que les onomatopées, c’est important pour entrer en contact avec l’autochtone –, poussant la chansonnette avec son ukulélé devant un public hilare, conquis par cette bouille, cette maladresse très étudiée, cette façon habile de provoquer dans le sens du poil. Si Doduik a un art, c’est celui de saisir l’air du temps comme il respire. Car même si rien n’est dit dans ce spectacle – ne vous attendez pas à une étude sociologique ou comportementale sur votre ado comme le prétendent les commentaires amourachés de BilletRéduc –, le tiktokeur emporte l’adhésion de tous en ne froissant personne. On rit un peu gênés d’entendre que la masturbation est un sport de compétition, on s’offusque de la violence de « Fortnite » ou l’on compatit des échecs amoureux ridicules et récurrents de notre nouvelle star…

Pourtant, on sent très vite que ce gars-là on pourrait l’inviter au bar du IN et que derrière son rideau de bouclettes, il n’y dépareillerait pas. Car tout est terriblement huilé, pensé, marketé. Rien ne manque : le désormais traditionnel selfie avec la salle pleine à craquer en toile de fond – « C’est incroyable, on est complet depuis le premier jour, merci Avignon ! » – posté illico en story Instagram, mais, plus vicieux, la récurrence, dans la chair même de l’appareil textuel, du caractère vital de ces likes, vues et autres abonnements à ses comptes et chaînes dont il nous livre, avec un intérêt non dissimulé, le mode d’emploi. À 22 ans, il craint déjà le prochain prodige de 14 ans qui finira par lui voler la vedette et ses contrats publicitaires. La scène n’est pas ici un espace de création mais un outil pour alimenter les réseaux sociaux du jeune homme. Le passage « moment vérité » est savoureux ; il semble qu’un peu de prévention soit bienvenue au cas où l’idée viendrait à un préado dans la salle de se lancer dans la jungle des influenceurs. Car oui, ils sont malheureux, ils sont périssables, ils sont exploités. Roman Doduik parvient à faire ce grand écart de la pensée sans ciller : dénoncer ce qu’il est précisément en train de vendre pour garder son champ libre.

À voir son petit air coquin en coin, gageons que ce n’est pas la naïveté qui l’inspire mais une fine connaissance de ses contemporains et de comment les amadouer. La place des gros méchants qui crachent leur haine ou vomissent leur dépression était prise par les rappeurs, il choisit celle du chic type, un peu gauche mais drôlement attachant. Encore un choix malin, ça marche aussi sur les parents et c’est d’autant plus de spectateurs dans les salles et sur la Toile.