Les classiques ont cette vertu (ce destin?) de se réinventer sans cesse et d’apparaître sous de nouveaux atours selon les époques et les latitudes. Et même si chaque civilisation a son panthéon et ses textes fondateurs, les tragédies grecques modèlent et interrogent l’esprit humain depuis le Ve siècle avant notre ère. Le syncrétisme comme trait d’union.
Si l’opposition Antigone – celle qui privilégie les lois divines et brave le pouvoir des hommes – / Créon – le roi, l’homme puissant qui dirige et décide – triture ces questions ontologiques aussi nécessaires qu’insolubles, chaque nouvelle dramaturgie tente de lever un coin du voile, de tirer un fil pour enfin y voir plus clair. La mise en scène de Daniel Léocadie et Jérôme Cochet ne cherche pas à résoudre l’énigme, pas de parti pris ou de glissement contemporain dans les comportements des personnages, les acteurs campent les figures mythologiques d’un bloc. Ainsi Antigone est affectée, toute en force et rage, Créon joue la distance blasée et manipulatrice des gens de pouvoir, les médiateurs, Ismène et Hémon prêchent dans le désert, les messagers en font trop pour sauver leur peau. Ici, ce n’est pas dans le récit que la tragédie advient mais dans le choeur chantée par le poète et militant réunionnais Danyel Waro. Admiré dans le monde entier, il incarne et porte haut le maloya, ce chant désormais classé au patrimoine immatériel de l’Unesco. Entendre ce choeur antique chanté en créole donne soudain toute son épaisseur à la mise en scène, les abysses s’ouvrent, les rapaces crient, des déchirures chthoniennes trouent le plateau, la fragilité des hommes face à leur destin semblent à vif, évidentes. Evidentes mais pas inéluctables ; certes Sophocle ne laisse aucune porte de sortie à ses protagonistes et leur sort funeste est bien martelé, mais ce chant venu du fond des âges, nourri de la sueur des esclaves, offre à l’agora une lumineuse verticalité. Alors que tout semble aimanter vers la terre, (la mort, l’ego, la peur), le choeur élève, soulage, panse les plaies, s’adresse au peuple avec sincérité et bienveillance.
Nous voilà donc pris en étau entre un théâtre déclamé qui oscille entre farce (très réussie) et douleur (sans émotion), qui mêle naturellement le créole et le français, parfois au sein d’une même phrase, d’un théâtre qui, on le sent, veut avant tout raconter une histoire, et les affres de la psyché humaine portée par la langue de ce chanteur indéniablement habité par les Muses et les Erinyes qui octroie soulagement et délivrance. La perte de repère des non-créolophones se dilue rapidement dans la mélopée, le rythme, les sonorités amies de ces mots qui enveloppent nos oreilles et jamais nous excluent. Venant de métropole, l’exclusion relative s’entend par rapport au créole que nous ne parlons pas, mais comme Sergio Grondin dans son spectacle « Maloya » l’a magnifiquement raconté, pour le public de la Réunion, venu en grande foule pour ce soir de première, c’est l’usage du français qui peut exclure quand on ne le maîtrise pas. Ces langues mêlées au service de la tragédie sont une belle façon d’accueillir chacun et de rendre au théâtre ses lettres de noblesse populaires.