Que vivent ces « sujets » qui, malgré bien des rendez-vous manqués, s’obstinent depuis une quinzaine d’années à provoquer des rencontres éphémères entre deux artistes. Lorsqu’une personnalité réussit à faire dispositif avec une autre, une petite forme immense surgit. « Nos cœurs en terre » en est une, et elle est acclamée au Festival d’Avignon à sa juste mesure d’événement performatif de la scène contemporaine.
Le « sujet » en question, qui réunit David Wahl et le sculpteur Olivier de Sagazan, n’est pourtant pas brûlant. Dans l’Antiquité déjà, à en croire les rêves d’Edward Gordon Craig, une statue aux mouvements infimes montrait à quel point le vivant théâtral a toujours regardé vers la raideur sculpturale (et inversement). Du symbolisme à Kantor, la chair et la pierre se sont toujours apprivoisées, comme si le théâtre rêvait d’être l’arrière-monde d’un corps non gesticulé, l’endroit des mouvements naissants et pré-signifiants, le lieu d’un trouble biologique. C’est dans cet héritage idéaliste que s’inscrivent les deux artistes.
Rares sont les expériences hybrides qui inaugurent une friction aussi opérante entre textualité et corporalité. Car le verbe scientifique et métaphysique de Wahl, même s’il commence par solliciter la connaissance (« Tu connais Castres ? ») n’écrase jamais le rêve d’argile et le corps pré-linguistique d’Olivier de Sagazan. D’abord parce qu’il transforme le traité qui lui sert de matériau principal (le « Discours nouveau sur la pluralité des mondes » de Pierre Borel, qui décèle en 1657 une sexualité chez les cailloux) en pur essai qui procède par rebonds rêveurs, par références glissantes, par songes intérieurs ou adresses prophétiques. Un essai dont l’esthétique est à la hauteur de son sujet puisqu’il dissout les frontières entre les disciplines (géologie, biologie, botanique…) et les registres (de la rigueur scientifique à la pure littérature). Plus qu’un traité rigoureux, la matière linguistique de Wahl s’apparente alors à cette argile miraculeuse où la pensée grouille encore. Loin d’être, en dépit de sa brillante composition, un horizon intellectuel et érudit, l’édifice textuel est une pierre vivace laissant toute sa place à la présence d’abord discrète du sculpteur.
Parvenant ainsi à « mêler les mots à la terre », les métamorphoses spectaculaires initiées par de Sagazan à grands jets de fleurs et de brindilles sont des miracles performatifs. Elles nous sidèrent sans cesse car elles possèdent le pouvoir paradoxal de faire disparaître et réapparaître le corps humain, de le masquer pour mieux repercer ses orifices originaires. Le geste fascinant est heureusement dénué de cette mystique prométhéenne que convoite parfois l’art contemporain, où l’argile est un matériau très malaxé. Car ici, la sculpture vivante n’est jamais finalisée ni tendue comme un totem. C’est l’hésitation permanente entre deux natures, entre l’humain qui se fige et la vie qui se forme, qui stimule cette expérience des limites.
Car le processus est sans cesse repoussé. Délirant dans son obstination répétitive à chasser l’humain. Sublime dans sa capacité à faire apparaître, de manière toujours éphémère, un corps rêvé et inabouti. L’acte fou d’Olivier de Sagazan ressemble à celui du Frenhofer de Balzac. Le peintre et le sculpteur rêvent tous les deux un point de contact impossible entre la représentation et le réel du corps, c’est-à-dire sa matière brute, l’origine secrète de sa vitalité. Qu’il soit épouvantail, monstre ou momie, « l’être de pierre » solitaire ou siamois qui se dresse dans le Jardin de la Vierge fait renaître performativement cette préhistoire très contemporaine du corps. Voilà la prouesse de l’art vivant quand il reste un sanctuaire où la vie n’a pas tout « embrasé. »