© Christophe Raynaud de Lage

La fiction occupe toujours une place ambivalente dans les spectacles d’Anne-Cécile Vandalem. La metteure en scène l’intronise comme reine du théâtre et finit pourtant par destituer ses pouvoirs. Dans « Tristesses », l’histoire et ses charmes édifiants étaient synonymes de manipulation politique. Dans « Kingdom », forte conclusion de la trilogie présentée cette année à Avignon, elle est à la fois cet espace infini de liberté contenant tous les empires et en même temps cette caverne platonicienne où la beauté du réel, avec ses forêts et ses rivières utopiques, vire à la chimère sclérosante. 

Vandalem ne se contente pas d’exposer les limites du récit comme autrefois dans les ultimes minutes du spectacle (comme c’était le cas dans « Tristesses », qui naviguait sur la frontière indécidable entre performance théâtrale et film de propagande déjà monté). « Kingdom » est un dispositif apparemment simple mais constamment stratifié, dont la visualité envoutante s’ouvre pour la première fois à l’absence, l’ellipse, la suggestion. En somme, Vandalem ne s’arrête pas aux bords critiques de la fiction. Elle n’illustre pas les rêves du vieux Philippe pour en faire lâchement le procès mais élabore un dispositif bien moins univoque qu’habituellement. Constamment happés par l’image, celle que le grand-père semble avoir commandée à deux documentaristes (c’est comme cela que nous interprétons la présence des deux caméramans), nous sommes en même temps rendus à notre propre imaginaire émancipé de spectateur, qui s’aventure par-delà son livre et ses mythes réducteurs.

Anne-Cécile Vandalem ne fait pas que s’inspirer (y compris visuellement) du documentaire de Cogitore mais l’utilise comme matériau problématique. Pour la première fois,  la caméra est un actant avoué du spectacle. Elle est découverte comme un trésor par les enfants qui s’amusent, à l’orée du spectacle, à narguer son objectif. Le film en train de se faire, qui strie les forêts et fabrique les clichés de famille, prolonge le grand Livre utopique du grand-père. Mais d’entrée de jeu, l’instrument voyeur est ruinée dans ses principes. Elle se cogne à l’invisible, du livre interdit de « Kingdom » à la photo indéveloppable d’un appareil mutique (superbe vision du spectacle). Exhiber les intérieurs ne permet plus de percer les secrets, car ces espaces remplis d’objets fétichistes et de signes sont des cabanes aux alouettes où l’imaginaire s’écrase et la contemplation s’arrête. Anne-Cécile Vandalem s’affranchit ainsi des images narratives et instructives de « Arctique » en déportant l’opsis vidéographique vers ce qu’elle ne peut voir. Lorsque la caméra finit par passer de l’autre côté, l’écran se tend d’ailleurs de noir.

Malgré l’inégalité de sa distribution (emmenée par la remarquable Epona Guillaume et une formidable marmaille, mais desservie par ses fils) et sa tripartition artificielle (« Le royaume », « Les fantômes », « Les bandits »), « Kingdom » marque une inflexion intéressante de l’esthétique d’Anne-Cécile Vandalem qui livre une fable oblique et ouverte, sans délimiter une réalité géo-politique et une signification politique, et qui trouve un équilibre cette fois opérant entre réalisme et onirisme. Aussi parce qu’elle fait cette fois toute confiance au théâtre en faisant du hors-champ (de l’habitat des cousins ennemis aux bois hurlants) le territoire principal du drame. Le spectateur s’identifie d’ailleurs beaucoup à cet œil de Sioux, lancé de l’autre côté de la rivière selon la légende. Celui qui voit tout, qui perce la barrière, qui se délivre du royaume des ombres.