Amour qui jamais ne revient

Sans tambour

© Jean-Louis Fernandez

Samuel Achache, artisan de la phrase musicale et théâtrale et orfèvre de leur entremêlement poétique, dévoile, avec « Sans tambour », un spectacle d’une grande pudeur sur le désespoir amoureux, dans lequel le romantisme, parfois à la limite du mièvre, quitte ses habits de naphtaline pour toucher au cœur.

Deuxième création de la compagnie La Sourde que dirige Samuel Achache – mais bien plus, en réalité, pour le metteur en scène, en solo ou anciennement en duo avec Jeanne Candel, avec qui il aura brièvement partagé la direction du Théâtre de l’Aquarium. Tous deux, avec leurs accointances et leurs différences, ont développé un style unique dans le paysage français – notamment, du côté de Samuel Achache, une curiosité presque anatomique pour l’intérieur du corps humain. « Sans tambour » ne déroge pas à la règle : quand l’un rechigne à se faire triturer les méninges (le gaguesque Léo-Antonin Lutinier, toujours aussi euphorisant), l’autre (le lunaire Lionel Dray) extrait son cœur de sa poche, le poing levé. Tous deux sont les prisonniers d’une maison qui part peu à peu en lambeaux (magistrale scénographie de Lisa Navarro), miroir de l’amour qui les quitte, sous la figure multiple de Sarah Le Picard : qui veut réparer doit laisser le passé s’effondrer. Au début, une séparation, dont l’aspect discrètement autobiographique est un prétexte pour s’engouffrer dans un limbe magique, où le rêve de guérison côtoie les afflux de désespoir : les musiciens, compagnons à toute épreuve d’Achache, accompagnent ainsi les étapes du deuil amoureux en détournant avec brio les lieder de Schumann. Le voyage, kaléidoscopique à souhait, est un amoncellement de fragments à mi-chemin entre le burlesque et le romantique – créneau de spécialité du metteur en scène : il compose un subtil tableau sur l’effondrement personnel, désengorgeant les larmes avec une maîtrise chirurgicale.

Dommage que le romantisme de Samuel Achache verse quelquefois dans le premier degré : si la fiction-cadre autour de la séparation, presque aussi essoufflée que ses personnages, avait le mérite de lancer le moteur de la rêverie, les tirades de Léo-Antonin Lutinier et de Sarah Le Picard, quant à elles, égarent un peu le spectacle dans un étrange retour aux mécaniques du vieux théâtre. Il faut bien dire que le metteur en scène excelle plus dans le palimpseste musical (Schumann) voire théâtral (« Tristan et Yseult »), qui a l’avantage de dérouter le spectateur, que dans l’aplat romantique : au diable la grande travée déclamatoire quand brille la petite lucarne, poétique et fragmentaire… Les plus belles idées, dont la connotation fantastique a l’élégance de rester à la lisière du narratif, surgissent et disparaissent ainsi en quelques instants seulement (le piano de larmes où les souvenirs se noient ; le cerveau dont on extrait la chanson d’amour) : la dramaturgie d’Achache, affinée depuis une dizaine d’années au gré de la musique classique, arrive alors à bâtir sa cohérence par-delà toute linéarité. À terme, le goût du rire et des larmes mêlées laisse alors un souvenir de mélancolie qui flirte avec le désespoir. Le cœur d’un protagoniste, encore une fois brandi aux yeux du monde, a l’air bien factice dans la maison en ruines : il gueule qu’il retrouve la santé mais vacille tel un fou, comme s’il s’enlisait au contraire dans un plus grand malheur… Et la référence à « Tristan et Yseult » d’enfoncer le clou : au fond, le spectacle lui-même est une émouvante fenêtre sur l’effondrement, et la maison n’est qu’une partie névralgique du labyrinthe.