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Le teatron est étymologiquement le lieu des gradins, le lieu d’où l’on voit. « Anima » n’est pas vraiment du théâtre, disons plutôt une installation visuelle. Dans la cour carrée de la collection Lambert, trois écrans occupent deux côtés de la cour, les gradins sont disposés en arc en cercle sur les deux autres côtés comme un amphithéâtre.

L’œil du spectateur est au centre du dispositif. Que voit-on des gradins ? Des paysages qui brûlent. Noémie Goudal et Maëlle Poésy se sont intéressées à la paléontologie, notamment à l’évolution du climat et du paysage dans le temps. Ici, c’est une palmeraie qui brûle, enfin des couches de photos qui en brûlant découvrent d’autres couches de photos pour proposer d’autres paysages comme un palimpseste infini. Plus qu’un discours convenu sur l’inquiétude écologique, c’est l’installation d’un rêve qui a lieu sous nos yeux (les techniciens nous rappellent que l’œuvre est installée pour nous avec leurs ombres) : on s’inquiète pour ce qui brûle, et dans le même temps, on jouit de ce qui en disparaissant nous révèle une nouvelle métamorphose.

« Anima » est un paysage en mouvement qui bouscule constamment notre regard. Le dispositif est accompagné par la musique hypnotique de Chloé Thévenin qui s’enroule autour de nos oreilles comme une danse ancestrale. On aimerait presque danser devant les palmes qui brûlent sur les écrans qui s’animent devant nous, même si danser au milieu des paysages en feu risquerait de devenir inconvenant pour nos amis les animaux et les étoiles. Castellucci parle de la curvatura dello sguardo (la courbure du regard) : la scène regarde aussi  le spectateur qui la scrute. Car le plaisir est ici de se laisser rêver dans les images (ou la musique), d’interroger son regard en découvrant de nouveaux détails (un mur-écran se met à fondre, il est envahi par l’eau qui chasse organiquement l’image photographiée), la réalité de ce qu’on croyait avoir compris se disloque sous nos yeux ravis. Comment donner l’idée en une heure de siècles qui transforment un paysage pour faire d’une palmeraie un paysage blanc et minéral ?

Au moment où l’on s’installe tranquillement dans sa rêverie (on commence à saisir le sens de la performance) apparait Chloé Moglia – « il suffit de ne pas lâcher » dit-elle – dont la présence humaine, pendue par la main, nous rappelle que nous sommes des êtres suspendus sur cette planète qui dérive dans l’immensité. On songe alors au texte de Jean Genet sur le funambule, on est envahi par une émotion magnifique (sans pathos) et très douce qui se perd dans le ciel avignonnais. Artisanal, sophistiqué, délicat, profond, inquiétant, léger, moderne, ancestral, performant, « Anima » nous laisse sans voix. Les mots ont le terrible défaut de produire immédiatement du sens. Ici l’absence de mots permet de nous plonger dans une émotion profonde, vivante, organique, tandis que l’on regarde la grâce d’un corps suspendu dans le vide, comme s’il savourait son passage sur terre comme on déguste un bonbon. Quand nous sommes subjugués par la beauté d’un paysage, ou d’une oeuvre, nous pouvons atteindre ce que cherchent les artistes : une qualité de temps. La vie nous pénètre avec toute sa beauté. Quelque chose s’ouvre en nous. On est enfin réduit à soi. On est bien, on est lent.