Goethe, Hölderlin et les romantiques allemands l’avaient bien compris, la musique est le lieu de l’affrontement et de la réconciliation entre l’esprit et la matière. Plus encore, dans la grammaire théâtro-musicale déphasée de « Die Sorglosschlafenden, die Frischaufgeblühten », c’est le pont branlant entre l’être et le néant.
Les « sans-souci », les « tout-juste-éclos » du titre de la dernière création de Christoph Marthaler sont à prendre au premier degré tout autant que dans une sorte d’antonymie ironique qualifiant ces personnages condamnés à un déphasage éternel. Pour démonstration de cette incertitude, dans un coin de la scène trône une pile de violons et d’instruments fracassés, fragments réduits à l’état de morceaux de bois, de rebuts d’un atelier de lutherie. Ici même se joue ce « devenir dans le périssable », vision hölderlinienne qui charpente et qui hante le spectacle, celle du « caractère parfaitement originel, perpétuellement créateur, de tout langage authentiquement tragique, l’avènement de l’élément individuel à partir de l’élément infini et l’avènement de l’infini-fini ou de l’éternel individuel à partir des deux ; la saisie, la vivification, non pas de ce qui est devenu insaisissable, funeste, mais de ce qu’il y a d’insaisissable, de funeste dans la dissolution, voire dans la lutte de la mort, par l’harmonique, le saisissable, le vivant. »
Cette dissolution inconcevable, c’est peut-être la force primordiale qui saisit les protagonistes et les défait en boucles gestuelles, pulsions, mouvements absurdes de têtes plongées dans des étuis à cors. Entre eux, aucune communication n’est possible, et les interactions sont vouées à échouer dans des impasses monadiques, figées dans un espace-temps pas très éloigné de celui d’un hangar grisâtre dans Berlin-Est des années soixante-dix. Rien ne peut y être achevé, ni la parole – discours philosophique saccadé, comme bégayant en lui-même – ni la musique – mélodies brutalement interrompues (ah ! les “Variations Goldberg” fauchées en plein vol !). Même le lyrisme schubertien du lied « An die Musik », l’appel au Kunst enchanteur (« Du holde Kunst, in wieviel grauen Stunden / Wo mich des Lebens wilder Kreis umstrickt ») n’est pas un sortilège suffisant pour prévenir le dérèglement du monde et des corps : les meubles s’écroulent, les interprètes s’entravent dans d’impossibles et burlesques postures.
Une sorte de résistance, pourtant, semble traverser le désastre du réel dont l’état limbique fait écho à la vision à la fois utopiste et nihiliste d’Hölderlin, écartelé dans sa synthèse poétique entre la grandeur et la ruine de la civilisation gréco-romaine, mâtinée d’une foi fébrile dans l’interrègne chrétien : la lumière à venir a besoin d’ombre pour se révéler dans toute sa gloire. Sommes-nous condamnés à n’être que des « profanes de la joie » ? C’est peut-être la sécularité naïve de ces « tout-juste-éclos » qui est aussi leur salut et qui dessangle la tristesse de l’effondrement. Certes, « les larmes sont ici » et la folie d’Hölderlin est inéluctable – et sans doute avec elle la folie du monde – mais en attendant la mort il n’est pas impossible de contrecarrer la mélancolie. On peut se moquer gentiment de l’auto-apitoiement existentiel du poète. Surtout, on peut continuer à croire que la musique peut jaillir d’un instrument sans cordes.