Exfoliez votre jardin

Le Moine noir

© Christophe Raynaud de Lage

Tchekhov écrit « Le Moine noir » à l’heure où la poésie se meurt, dans un temps littéraire plein de vagabonds en peine, poètes dont le verbe en liberté se heurte au positivisme ambiant.

Kirill Serebrennikov aurait pu faire de la folie de son protagoniste (Andreï Kovrine) l’emblème facile d’une liberté confisquée et retrouvée par l’art. Mais son « Moine noir » est bien moins allégorique que le précédent spectacle qu’il présentait en 2019 à Avignon (« Outside »), dans lequel la liberté constituait un horizon politique signifié avec plus ou moins d’aplomb. Ici, celle-ci devient un principe esthétique et non une thématique. Elle irrigue un pur geste d’art, le plus grand (et de loin) que l’on ait vu sous la direction d’Olivier Py dans la cour d’honneur. Car il est trop rare qu’un spectacle brûlé par un contexte politique bâtisse une expérience sensible qui se fiche (ou presque) du processus de signification qu’elle pourrait engendrer, rêvant uniquement la scène comme gouffre d’une âme extirpée de son repli.

Les quatre parties composant le spectacle ne répètent pas la nouvelle pour creuser ses signes mais pour les dynamiter. Le texte dialectique de Tchekhov renvoyait dos à dos deux mondes : le collectif qui affectionne la tranquillité des jardins comme miroir espéré de leur existence, et le singulier qui préfère traquer le mystère derrière l’arbre noir. Nous nous doutions que Kirill Serebrennikov allait vite choisir son camp et couper la chique aux cerisaies. Si le moine noir est désigné par Kovrine comme un « petit point » quasi invisible qui grossit et se démultiplie à mesure qu’il nous hante, son spectacle est construit lui-même comme une confrontation progressive avec le trou noir d’une conscience qui finit par prendre toute la place (le rêve mystique de Kovrine est d’abord rapporté par son auteur, puis par Tania dans le deuxième acte, jusqu’à contaminer le collectif).

Moins construit sur une succession de points de vue ou de variations que sur des seuils successifs de représentativité tendus vers l’obscur, ce « Moine Noir » choisit de friser l’inconvenance en osant l’exhibition finale du rêve. Si cette quatrième séquence agace certain·e·s qui la jugent kitsch et inutilement longue, elle semble en fait indispensable à la politique fondamentale du spectacle. Car Serebrennikov, redisons-le, ne veut pas faire de la folie une idée qu’il s’agirait de toucher du doigt. La folie était pourtant déjà proche dans la troisième séquence, lorsque Kovrine ne nous apparaît plus comme un protagoniste pittoresque mais comme une âme qui nous regarde. Mais son réel est encore trop loin, et il faut oser sa matérialisation forcément kitsch (le kitsch désigne théoriquement un régime de représentation transféré brutalement dans un autre), chorégraphie mystique et hybride privée de référents culturels. Sans cela, la fantaisie convoitée resterait lettre morte. Kitsch, fantaisie, folie, liberté : voilà des mots qui suggèrent bien que Serebrennikov n’est pas un tchekhovien de souche. C’est un grand romantique à l’art impropre qui pense le théâtre comme antre des obsessions, un lieu qui, comme le rêvait Hugo, a seulement « la forme de nos âmes ».