(c) Pauline Le Goff

1) Roland s’abîme.
Tout est dit, mais il faut commencer quelque part, alors on en revient toujours aux « Fragments d’un discours » : « Amoureux de la mort ? C’est trop dire d’une moitié ; half in love with easeful death (Keats) : la mort libérée du mourir. J’ai alors ce fantasme : une hémorragie douce qui ne coulerait d’aucun point de mon corps, une consomption presque immédiate, calculée pour que j’aie le temps de désouffrir sans avoir encore disparu. Je m’installe fugitivement dans une pensée fausse de la mort (fausse comme une clef faussée) : je pense la mort à côté : je la pense selon une logique impensée, je dérive hors du couple fatal qui lie la mort et la vie en les opposant. »

2) L’oiseau se cache pour mourir.
Développons la parenthèse du poème : « Darkling I listen; and, for many a time / I have been half in love with easeful Death, / Call’d him soft names in many a mused rhyme, / To take into the air my quiet breath; / Now more than ever seems it rich to die, / To cease upon the midnight with no pain, / While thou art pouring forth thy soul abroad / In such an ecstasy! / Still wouldst thou sing, and I have ears in vain — / To thy high requiem become a sod. » La suite, pourtant : « Immortel rossignol, tu n’es pas un être pour la mort ». Le poète a libéré la mort du mourir. Le chant (lyrique, les lieder, Natalie Dessay) l’y a aidé.

3) סוֹד
Un mot étrange, tout de même, ce « sod » de Keats. Le haut requiem comme monticule terreux sur lequel pousserait l’herbe ? Promesse très chrétienne et très eucatastrophique. Le sod hébreu de la Kabbale, lui, c’est la voie du mystère, le sens le plus ésotérique du Verbe. Mais l’apparent est incompréhensible sans l’approche de son intériorité. Dans le chagrin d’amour, on creuse toujours quelque chose en soi (ne s’enterrait-on pas en soi-même ?). Archéologie douteuse mais propice à la révélation. L’enfouissement dans la terre, c’est honte et initiation à la fois, et c’est toujours de soi qu’il s’agit. Narcisse peut-il s’oublier ? Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort va et vient. Une solution : laisser l’initié tranquille dans sa motte. Catabase solitaire. Pendant ce temps-là : pourquoi pas un pique-nique ? C’est peut-être ça, d’ailleurs, le vrai scandale du « Déjeuner sur l’herbe » : les uns mangent pendant que les autres sont dévorés de chagrin dans le hors-champ souterrain.

4) Ah, je le sens, ça disparaît.
Soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la terre, dit l’Eternel aux signes. Et pendant qu’ils se multiplient, tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. Il convient juste de savoir observer la lente dissolution de la terre. Un autre fantasme : qu’ils crèvent, les sémiologues ! Vœu pieux. Ce dont on ne peut parler, il faut en parler quand même. Ça se délivre sur un plateau. Et à partir de mille plateaux, sauvages ou non, quelque chose d’autre advient : « Je suis devenu capable d’aimer, non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n’a pas plus de moi que moi. On s’est sauvé par amour et pour l’amour, en abandonnant l’amour et le moi. » C’est beau. Gilles et Félix avaient compris les lignes de fuite.

5) Lapsus chevelu.
On s’enfuit, mais il faut bien boucler : tout est dit, depuis plus de six mille ans qu’il y a des chagrins d’amour, et l’on vient trop tard. Ou peut-être que non. Parce que la douleur est ce qui ramène sans cesse à un éternel présent. Vanasay-Werther pourrait conclure : « Ce que je sais, tout le monde peut le savoir ; mais mon cœur n’est qu’à moi. »