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Une sensation de déjà-vu doit s’emparer de Gérard Garouste à la vue de ses œuvres sur les cimaises du Centre Pompidou. Trente-quatre ans auparavant en effet, alors que le peintre rentrait des Etats-Unis où il s’était fait introduire auprès des plus grands par le célèbre marchand d’art Léo Castelli, le Musée national d’art moderne lui fit déjà l’honneur d’une rétrospective. A l’époque, le choix de l’institution était aussi déroutant que l’œuvre figurative du peintre qui, produite dans un contexte où conceptualisme et minimalisme dominaient les écoles d’art et le marché, semblait anachronique. A l’original, Garouste dit préférer l’originel. Au concept, le sujet. L’œuvre, étalée sur tout un étage du musée, avait donc reçu un accueil glacial du public.

Il faut dire qu’on les comprend, ces contemporains d’hier. Dans les œuvres de l’exposition de 1988, aujourd’hui présentées dans les premières salles de l’exposition, les madones, les pendus, les chutes d’ange et les visitations font loi. La même incompréhension nous étreint : que vient donc faire ce maniérisme aux accents expressionnistes dans le temple de l’art moderne et contemporain ? Mythes et épisodes bibliques en main, Garouste empatte sa peinture façon Le Greco et épuise le genre. L’artiste, pourtant, n’est pas imperméable à son siècle. De sa lecture de Dante à la fin des années 1980, par exemple, surgit la tentation de l’abstraction. Mais sa modernité est ailleurs.

Au presque mitan de l’exposition, « La Dive Bacbub » datée de 1998 nous met sur la voie : il s’agit d’une œuvre cylindrique monumentale dont les parois sont des tentures peintes sur les deux faces. La face intérieure nous est inaccessible mais, invités à regarder ce qui s’y passe par l’entremise d’œilletons, on entraperçoit des saynètes baroques sujettes à interprétations. C’est dans ce hiatus-là entre ce que l’on voit et ce qu’on ne voit pas, l’espace pictural et l’espace mental, que se joue l’intérêt de l’œuvre. Et elle se joue, justement, l’œuvre, de ses sources comme de ses spectateurs. Moins conservateur qu’il n’y paraît, Gérard Garouste devient, à la fin des années 1990, un peintre espiègle qui trouve dans l’exégèse sa méthode autant que son sujet. Qu’il se confronte à la Bible, au Talmud, à la Kabbale, à la Torah, au Don Quichotte de Cervantès, ou à Kafka, il met en scène ses lectures des textes sacrés ou littéraires et déploie à partir d’elles un répertoire de formes qui réfléchissent à leur ambiguïté. S’il partage avec Chagall le goût de la parabole, ses peintures et ses quelques sculptures travaillent davantage à questionner la relation équivoque qui unit le mot à son image, le texte à sa représentation.

Il y a quelque chose du théâtre dans sa méthode, ainsi que de théâtral dans le rendu. L’homme d’ailleurs, précisons-le ici, est un familier du milieu théâtral parisien de la fin du siècle, comme nous le rappelle le diaporama des photographies des décors de l’ancienne cage de scène et du restaurant du Palace qu’il a réalisé au début de sa carrière. En témoignent également les traits de Jean-Michel Ribes prêtés ici et là à des figures littéraires, comme il le fit également avec les visages d’autres amis et surtout le sien. Car c’est aussi ça, la peinture de Garouste : un jeu de rôle voire de masque, dont il a posé les jalons dès le début de sa carrière avec la création du Classique et de l’Indien, deux figures complémentaires et antagonistes à la fois qui sont venues à l’artiste en rêve et qu’il a mis en scène en 1977 sur la scène du Théâtre Le Palace. Motifs récurrents qui empruntent leurs apparences à de multiples figures, il est ardu de comprendre véritablement à quoi ils renvoient, si ce n’est à la tension entre l’apollinien et le dionysiaque qui baigne toutes les œuvres de celui que l’on nomme l’Intranquille, depuis la parution en 2009 de son autobiographie écrite avec Judith Perrignon.

Derrière les scènes surréelles, à la limite du cauchemardesque, se révèle ainsi une complexité d’ordre sémiologique dont les cartels peinent à nous livrer les clés. Frustrés, on n’en demeure pas moins saisis par l’immensité de l’œuvre et la radicalité d’un homme qui, à l’écart du grand monde, a construit le sien de toutes pièces. L’argument biographique quasiment évacué – à l’exception de la salle consacrée aux peintures mettant en scène certains épisodes traumatiques de son enfance –, et l’appareil critique presque inexistant, l’exposition nous immerge ainsi sans détour dans une œuvre sinueuse, avec pour seule boussole de mystérieux vers de la composition de l’artiste écrits sur les coins supérieur des murs. A chaque salle, un nouveau vers s’ajoute aux précédents pour évoquer ce qui se découvre sous nos yeux, à la manière d’une charade. Le tout ? Gérard Garouste, sûrement encore trop présent pour que l’exposition parvienne à aborder l’œuvre avec du recul. Quoi qu’il en soit, on s’amuse de ce jeu de piste, plus facile que celui qui lie les œuvres à leurs cartels. On s’émeut aussi, de l’exercice si difficile que cela doit être pour un artiste de résumer l’œuvre d’une vie en un poème.

A la fois archaïques et modernes, pieuses et irrévérencieuses, iconodules et iconoclastes, les peintures de Gérard Garouste déroutent donc son spectateur, sans que le dispositif de l’exposition lui vienne en aide. Deux toiles ferment la marche, l’une représentant un Clown blanc, l’autre l’Auguste, mais laissent la question ouverte : finalement, Classique ou Indien, Gérard Garouste ?

Jusqu’au 2 janvier 2023