(c) Simon Gosselin

Prenant comme point de départ les œuvres de miséricorde de la tradition chrétienne, « La Réponse des hommes » est la représentation scénique des problèmes posés par les dilemmes moraux et les réponses que peut notamment y apporter la philosophie utilitariste. Tiphaine Raffier y déploie une dramaturgie puissante au service d’un propos d’une féconde ambiguïté.

La fiction a toujours été le terrain d’expérimentation privilégié de la philosophie morale. « La Réponse des hommes » se présente en une succession de saynètes paradigmatiques (donner à manger aux affamés, visiter les prisonniers, ensevelir les morts…), autant de thèmes issus de la théologie chrétienne et déclinés dans leur contemporanéité bien qu’ils s’avèrent avant tout des prétextes dramaturgiques. Dès la première séquence d’une femme délaissant son nouveau-né malgré une longue séance de soutien en maternité, on comprend que Tiphaine Raffier se refuse au surplomb prédicateur. Elle ne cessera de remettre en jeu la perspective subjectiviste que le juge d’instruction Petrovitch rappelait déjà à Raskolnikov : « Le cas général, celui pour lequel elles sont conçues, toutes les formes, toutes les lois juridiques, celui pour lequel elles sont calculées et mises dans les livres, eh bien, il n’existe pas du tout, pour cette simple raison que toute chose, à partir du moment où elle arrive dans la réalité, devient tout de suite un cas totalement particulier. » Le traitement de ces cas particuliers à portée exemplificatrice place le spectateur au cœur d’un intense dispositif réflexif, qui évite le piège d’une contagion simpliste des affects, se refusant à une empathie univoque – à l’instar de cette bouleversante et glaçante séquence de témoignages de pédophiles en autoanalyse.

Si Tiphaine Raffier a conçu un théâtre interstitiel qui vient se glisser dans les anfractuosités de la morale, c’est dans des périmètres navigant entre réalisme documentaire et symbolisme surréaliste (atteignant son sommet avec la jubilatoire parenthèse buñuelienne de Secret Santa), que se définissent les choix éthiques de ces exercices de pensée. Cette creusée dans les soubassements éthiques de l’humanité, Raffier parvient à l’opérer sans céder à la tentation de procédés démonstratifs, à de très rares exceptions près – parmi lesquelles le monologue concluant la première scène qui glisse vers le sujet philo du bac. « La Réponse des hommes » est un spectacle littéralement énorme, c’est-à-dire situé au-delà du normatif : chaque scène opère une dialectique du renversement et de déconstruction des faux-semblants. Le mystérieux fil rouge du triangle de Sierpinski imprimé sur des affiches surgissant à répétition tout au long du spectacle s’avère davantage qu’un simple MacGuffin : et si c’était également un appel vertigineux à une pensée fractale de la morale, dont la première propriété serait l’impossibilité de son entière représentation ? C’est qu’il s’agit finalement d’opposer une réponse humaine à une question divine, pointée par la sentence épistolaire biblique : « Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas fait miséricorde, mais la miséricorde l’emporte sur le jugement ». La dialectique posée par le couple justice et la miséricorde témoigne de leur asynchronicité, et la véritable réponse est peut-être contenue dans la consolation pascalienne : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé », peut-on avancer au chercheur de miséricorde.