La couleur manquante

All Over Nymphéas

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Il n’était déjà pas évident de rivaliser avec la beauté d’un spectacle d’Emmanuel Eggermont : « All Over Nymphéas », bouleversant d’intelligence, déroge si peu à la règle qu’il s’impose comme un vrai chef-d’œuvre de délicatesse chorégraphique.

«La Méthode des phosphènes », créé en 2019, présumait déjà le passage remarquable du monochrome (« Polis », « Aberration ») au multicolore chez le chorégraphe : « All Over Nymphéas », sous le signe impressionniste de Claude Monet, est une claque d’une autre dimension où, la saccade embrassant la douceur, intelligence et émotion ne font plus qu’une. Pavanant sur une moquette peu à peu découpée en motifs géométriques sur la musique splendide de Julien Lepreux, cinq figures futuristes, ouvrières de plusieurs boucles hypnotiques, quadrillent la scène en habillages modeux : ils effraient les premières secondes – Monet sur un catwalk, vraiment ? – avant qu’Emmanuel Eggermont, aux lunettes de soleil trop sérieuses pour l’être vraiment, n’exagère un mouvement de teufeur, moquant doucement ce qu’il admire… Le danseur a la grâce, mais le chorégraphe a le recul : ensemble, ils peignent une fresque qui se regarde en même temps qu’elle est regardée ; et c’est ridiculement beau. Alors les costumes branchouilles qui s’amoncelaient sur les cinq êtres sont soudain portés en sac à dos, les sacs chers déversent malgré eux une poudre kitsch, et les capuches trop grandes sont à la fois premier et second degrés : le sublime d’« All Over Nymphéas », entre grotesque et tragique, prend un air hugolien.

Sur scène, Emmanuel Eggermont règne avec la délicatesse de celui qui jamais n’écrase, tout en mêlant à son arsenal personnel les influences de chaque interprète (classique, hip-hop, contemporain) : c’est un même langage chorégraphique pourtant, où le geste, peu importe son origine, est réduit à sa substance la plus troublante. Eggermont, en visionnaire, excave l’âme au creux du mouvement, captant dans les sphères que lui seul regarde – la main sur la joue, visage vers le haut – une grâce systématique. Lui seul encore entend l’appel à l’envol qu’elles murmurent : la cassure du poignet inaugurale, geste phare du spectacle, volait déjà au-dessus de sa tête, et bientôt il court et décolle ses talons dans un papier irisé par les lumières aux teintes discrètes d’Alice Dussart : à quoi l’écart entre le sol et le danseur rêve-t-il ? On pense à Raimund Hoghe bien sûr, dont il fut l’élève (et auquel la pièce est dédiée) : son fantôme traîne pas loin, il observe le disciple ; mais d’autres fantômes aussi sont là, à chaque irisation d’un filtre de couleur, d’une robe turquoise, d’un tube en métal… Face à tant de délicatesse, l’émotion elle-même est d’une qualité ovniesque : les larmes ne tombent pas, elles sont déjà tombées ; elles n’oblitèrent pas la raison qui hallucine pendant que le corps frissonne… L’émotion vous change : « All Over Nymphéas » est une déflagration. Même lorsqu’Emmanuel Eggermont se déshabille alors et que chacun l’accompagne, vêtu d’un sobre noir sur le sol diffracté, c’est avec une pudeur impensable sur une scène de théâtre : grand alchimiste qui, d’un poncif, crée du sublime. On sait qu’à l’époque des nymphéas Monet, atteint de cataracte, a perdu en grande partie la perception des couleurs, le bleu en tête, au profit d’un jaune malade. « All Over Nymphéas », véritable camaïeu de bleu (sol et costumes), est peut-être un hommage à la couleur manquante, celle que fantasmait l’impressionniste : pour ainsi dire, il complète le tableau. Il en va de même pour nous : Eggermont enrichit les longueurs d’onde – lumineuses, émotionnelles : immiscées en nous, elles vibrent à la fréquence d’un autre monde.