La peinture à rebrousse-poil

Oskar Kokoschka. Un fauve à Vienne

Une valse à sept temps, rythmée par 150 œuvres : tel est l’heureux programme orchestré par la première rétrospective parisienne consacrée à Oskar Kokoschka pour nous confronter à une peinture qui se donne moins facilement qu’elle n’y paraît. Sur le papier, l’affaire est pourtant simple : né à Pöchlarn en Autriche-Hongrie en 1886, Oskar Kokoschka est considéré – comme Egon Schiele dont le nom lui fait toujours de l’ombre – comme l’un des porte-drapeaux de l’expressionnisme. Sur les cimaises du Musée d’Art Moderne de Paris, l’entreprise taxinomique se complique et met en faillite tous nos repères.

Au seuil du vaste espace consacré à l’exposition, les quatre mots du titre mis bout à bout nous interpellent. De Viennois, Kokoschka n’a, pour ainsi dire, qu’un tiers de son existence, tandis que le fauvisme lui, est un mouvement qui a surgi à Paris en 1905 sous la plume du critique d’art Louis Vauxcelles et est resté, dit-on, exclusivement français. Coquille ? Quiproquo ? Ça serait mésestimer les commissaires et l’équipe du musée qui nous ont habitués à des expositions de hautes volées. On penche donc plutôt pour l’aveu de faiblesse, celui qui admet le paradoxe pour seule vérité et nous laisse le soin de le corriger. En vain, car à chaque salle, ordonnées chronologiquement selon les séjours de l’artiste dans les différentes métropoles européennes, se dévoile un peintre différent.

A Vienne d’abord, où il évolue sous le patronage d’Adolf Loos jusqu’en 1916, Oskar Kokoschka débute comme portraitiste des membres de la société viennoise dont il brosse les caractéristiques physiques et la psychologie sans concession aucune. Les toiles sont dans leurs marges parfois laissées nues, le peintre s’étant tout entier concentré sur l’expressivité de ses figures. Il gratte par endroits la matière picturale, insiste à d’autres sur les mains qui disent tantôt la cupidité d’un gestionnaire, tantôt l’agressivité que couve l’apparente tendresse d’une relation fraternelle. A Dresde ensuite, Kokoschka se mue en paysagiste impressionniste, avant de se réincarner en pâle William Turner durant son séjour à Paris. A Londres, il est d’abord portraitiste animalier, puis peintre d’allégories satiriques, ses deux séjours anglais étant entre autres séparés par quatre années à Prague durant lesquelles il se fera peintre des loisirs et de pastorales. En Suisse enfin, où il achèvera sa carrière et sa vie de 1946 à 1980, sa peinture acidulée autant qu’hallucinée souffrirait de toute comparaison. Irréductible et insaisissable, voici donc les seuls qualificatifs qui nous viennent en aide pour penser l’œuvre versatile d’un peintre qui change de sujet et de style comme on change de chemise. Seul son sens de la composition et sa touche nerveuse font signature dans l’ensemble de sa production, ce dont manifestent ses étonnants cycles lithographiques qui frappent par leur esprit de synthèse et la fièvre qui s’en dégage. Judicieusement accrochés au début ainsi qu’en fin de parcours, ces deux cycles nous confirment par leur identité que nous avons bien traversé une seule et même exposition.

D’autre part, le contexte politique – si dense au regard de la période – ne nous est lui non plus d’aucune aide pour cerner le peintre tant celui-ci prend l’Histoire à rebrousse-poil. En 1916 par exemple, tandis que de violentes émeutes secouent l’Allemagne, Oskar Kokoschka est en proie à une profonde dépression consécutive de la séquence traumatique de son engagement au front. En contradiction radicale, sa peinture se pare d’une intensité colorée saisissante pour célébrer tour à tour le pouvoir de la musique et les variations de paysages de l’Elbe, le fleuve qui traverse Dresde. Plus le siècle s’assombrit, jusqu’aux triomphes des totalitarismes, plus sa peinture s’éclaircit. Seule ombre à son tableau : sa douloureuse rupture amoureuse avec la musicienne et compositrice Alma Malher dont il ne semble s’être jamais remis. A son effigie, il créera une poupée à taille humaine, sculpture primitive exposée à Vienne et que nous découvrons ici par photographies. Repoussant par son étrangeté, cette créature de chiffon nous inspire toutefois un constat : chez Oskar Kokoschka, la création est moins affaire de sublimation que d’exorcisme.

Rares sont les expositions qui démontrent avec autant d’éclat l’intérêt de l’approche rétrospective. Isolées les unes des autres, les toiles de Kokoschka pourraient aisément en indifférer plus d’un par leurs couleurs peu seyantes et leur apparente anachronisme. Réunies, leurs dissemblances révèlent une trajectoire hors-normes et un engagement politique indomptable, sans cesse réinventé. Surtout, elles nous font entendre un cri, le rugissement d’un homme si mordu de peinture qu’il n’a cessé de l’ensauvager, remettant en liberté les codes picturaux pour mieux s’en émanciper. Par sa juste complémentarité, l’appareil didactique ne musèle en rien l’œuvre et nous donne au contraire des clés pour mieux reconnaître ce que jusqu’ici nos nomenclatures artistiques n’ont pu nous faire voir : un fauve sans cage.

Jusqu’au 12 février 2023, puis du 17 mars au 3 septembre 2023 au Guggenheim Bilbao.