Lost in translation

En transit

Que reste-t-il de la délicatesse timide qui nous avait séduits dans l’œuvre du metteur en scène iranien ? La distance polie ou sévère qui tenait avec élégance ses personnages au plateau dans « Timeloss » ou « Summerless » ont marqué la mémoire sensible des spectateurs. Mais le temps et les moyens semblent avoir eu raison de la fragilité qui rendait son propos vif et émouvant, à la lisière des sentiments et de la politique, à cet endroit ténu où le théâtre permet de s’exprimer entre les lignes. 

De ces failles restent les récits, les histoires qui se mêlent dans les voix des femmes. Elles représentent sur scène le genre humain et glissent d’un personnage à l’autre sans distinction d’époque, de langue ni de sexe. Nous voilà donc bloqués à l’aéroport, en transit, cet espace suspendu entre les mondes géographiques, sans passeport ni égards, sans même un horizon auquel s’accrocher. Amir Reza Koohestani choisit de nouer sa dramaturgie autour du roman d’Anna Seghers, qui donne le titre au spectacle, et de sa propre expérience dans un aéroport en 2018.

On pourra s’interroger sur la pertinence de la mise en regard de ces Européens qui, en 1940, cherchent à fuir l’Europe depuis Marseille et de ce metteur en scène iranien coincé à Munich sans pouvoir suivre son spectacle au Chili, contraint de retrouver son lit à Téhéran la veille du réveillon. Bien sûr, la salle d’attente, cet espace de non-droit où les peurs se cristallisent, et l’espoir, maigre, d’obtenir son visa lient les deux temporalités, mais l’écart des enjeux est abyssal ; certains jouent leur vie, d’autres, un rendez-vous professionnel. Tout en étant conscient de ce parallèle osé – il le précise bien dans sa note d’intention –, difficile de ne pas grincer des dents, le terrain d’observation est miné.

La scénographie cherche à illustrer le poids de ce non-lieu, tout est lourd, étouffant, mis en boîtes, neutre et administratif. L’œil des caméras, espion et témoin, augmente le regard du public et projette en gros plan les visages des protagonistes marqués par l’attente, la crainte ou la froideur. Tout ce dispositif est certes signifiant mais exacerbe inutilement le propos. À force de tout surligner, que reste-t-il à imaginer ? Le théâtre joue aussi dans les interstices et les silences, il est toujours souhaitable que le spectateur trouve un peu de place, une respiration, mais Koohestani impose ses histoires comme un maître d’école et nous laisse somnolents au dernier rang.

Les rouages retors du système et la toute-puissance des agents aux frontières relèveraient de la farce si le sort de chacun n’était pas si tragique : l’absurdité humaine adossée à la loi est un outil diablement efficace pour rompre le cou des plus optimistes. Devant le montage kafkaïen de la demande de visa, les hommes se retrouvent devant un choix ontologique à double sens : partir et/ou mourir, que ce soit pour tenter une nouvelle vie au Brésil ou pour subir les guerres de son pays natal, le voyage est une zone de conflit à haut risque. Les quatre comédiennes tentent courageusement de porter la partition mais semblent subir, parfois douloureusement, ces changements de langues et de registre, leur chœur désaccordé nous laisse à distance, le théâtre s’enfuit, lui aussi, par le premier bateau.