(c) Jean-Louis Fernandez

Constatant l’échec à faire un film sur son histoire familiale, c’est sur scène que Christophe Honoré déploie une fresque de souvenirs intimes. De ce patchwork de récits décousus, tour à tour cruels et drolatiques, surgit un beau moment de théâtre qui excède le cadre égotique de son projet pour toucher à l’os ce qui se joue dans les liens du sang.

« Le Ciel de Nantes » restitue l’histoire, depuis la Seconde Guerre mondiale, de trois générations en tête desquelles trône, en grande figure tragique, la grand-mère Odette, mère de dix enfants. A travers les lignes, le spectacle pose toute la complexité de la juste distance mémorielle : comment se contenter d’un récit imparfait et subjectif, ballotté et déformé au gré de la reconstruction des souvenirs des uns et des autres ? Comment convoquer les morts sans briser les vivants ? Lecteur de Proust, Honoré charge le narrateur qui l’incarne de faire le lien entre les vivants et les morts. Mais il ne se cache pas derrière son petit doigt en tentant de défaire par anticipation rhétorique les inévitables réquisitoires antinombrilistes : il dégurgite sa grammaire chansonnière saturée de micros qu’on prend et qu’on laisse au gré d’impénétrables caprices. Reste que ces gimmicks attendus, jugés peut-être crispants dans leur transposition originelle cinématographique, servent pleinement la versatilité douce-amère du positionnement dramaturgique, navigant entre le réalisme rugueux, dans le récit, de cette galerie d’une dizaine de personnages, et la dimension ludique et extravagante, mal solidifiée, de sa reconstitution. « Le Ciel de Nantes » embrasse pleinement la matière théâtrale pour se confronter au volatile pouvoir de résurrection des morts qu’offre la littérature.

De ce choix de placer la parole au cœur de la mémoire résulte un lumineux enchevêtrement de focalisations et des jeux de miroir intra et extradiégétiques, à commencer par l’emploi du propre frère d’Honoré, Julien, pour jouer leur mère – saugrenu casting qui, ici, étrangement, fonctionne, comme un résidu psychique ultrasymbolique qu’on oublie bientôt. Au-delà d’un cinéma dans le théâtre, lieu de projection littéral qui ouvre le spectacle, Honoré crée un second champ par une séquence d’essais pour son film mort-né où ses coutumières stars (Marina Foïs, Vincent Lacoste ou Ludivine Sagnier), censées jouer les membres de la famille du metteur en scène, confondent leur présence fugace avec celle de ses proches : une « grande famille du cinéma » qui ne serait plus le cliché familier et hypocrite mais l’expression d’une sorte de transfert psychanalytique réussi. Et c’est tout autant à l’opération inverse que convie Honoré, accordant aux membres de sa famille, jusque dans leurs confusions et leurs actes les plus pitoyables, l’aura des idoles. Ce n’est donc pas un hasard si Honoré se laisse d’abord porter par ses acteurs, autant de psychopompes reliant les interstices du passé, légers comme les tropes musicales des années 70 et 80 de Joe Dassin à Sheila, ou plus profonds et insaisissables comme ces « intersignes », fil invisible dont semble tissé le temps. De leur fragilité, ombre projetée de souvenirs turbulents qui se refusent à se laisser entièrement circonscrire, éclot la force du « Ciel de Nantes ».