Pièce à destination d’un public lycéen, « Celle qui regarde le monde » est le fruit de rencontres lors d’ateliers avec des jeunes de la région Hauts-de-France. Elle est née d’une volonté de partager, traduire et témoigner des sentiments contradictoires qui submergent cette jeunesse, entre honte du déclassement et de la pensée réactionnaire ou xénophobe qui s’installe chez leurs parents et manque de perspectives face aux problématiques globales. Il s’agit bien de donner la parole et porter les messages de voix inaudibles.
Pour y parvenir, Alexandra Badea nous présente la rencontre entre Déa, une élève de Première, et Énis, un jeune réfugié qui doit prouver à l’administration française qu’il est mineur pour ne pas être arrêté par la police migratoire. Les deux protagonistes développent une relation au delà des différences culturelles mais aussi des clichés relationnels fille-garçon : une amitié profonde qui repose sur les grandes discussions, le partage des rêves et l’engagement du corps, sans tombé dans l’écueil de la simple attirance amoureuse. On a plaisir à suivre ces échanges au cours desquels l’étranger, celui qui porte en lui l’ailleurs, vient questionner le mode de vie occidental et remettre en cause les évidences de la jeune fille. Cette rencontre est entrecoupée de scènes cinématographiques. Une enquête est en cours : un inspecteur cherche à comprendre ce qui à conduit la jeune fille à enfreindre la loi pour venir en aide à son ami en exil. Ce dispositif d’allers-retours entre un présent du plateau et un futur filmé se déroulant après un événement mystérieux est très efficace et nous tient en haleine.
Cependant le point de jonction entre ces deux temporalités et leur résolution narrative s’avèrent assez décevants. Il est à la fois difficile pour le spectateur d’adhérer à la convention scénique d’un échange entre image enregistrée et acteur présent, et difficile également d’accorder de l’importance aux enjeux présentés par la pièce si les personnages terminent leur parcours en sécurité, même relative, à la conclusion de la fable. Si Alexandra Badea parvient magnifiquement à embrasser la parole et les enjeux de la jeunesse, dans la langue comme dans les corps, la représentation du monde des adultes, la position des « gens responsables », sonne bien moins juste. A la révolte de Déa ne s’oppose qu’un aveu d’impuissance, assorti d’un cocktail de principes péremptoires et non-étayés : bureaucratie, loi du marché, exploitation, violence… Un usage du « c’est comme ça » compliqué à recevoir si l’on cherche à lutter contre les jugements à l’emporte-pièce et à traiter des sujets complexes.
« Celle qui regarde le monde » n’est donc pas un exercice de réconciliation générationnel. Ce n’est pas non plus véritablement une tragédie, sauf peut-être à qualifier d’inéluctable le désenchantement qui finit par avoir à l’usure chacun d’entre nous au fil des années. Grandir résonne comme la traversée impossible vers une terre d’asile qui n’existe pas. L’espoir porté par la jeunesse en paraît douloureusement précaire.