Un souffle qui reste à quai

Iphigénie

© Christophe Raynaud de Lage

Comme beaucoup de tragédies déconstruites, l’« Iphigénie » de Tiago Rodrigues met en scène un langage en berne. Les messagers y ont le discours confus, et le chœur féminin, qui refuse la logique de l’« inéluctable »,  qui ne veut pas « perdre » son « temps en paroles », met en garde notre « confiance » de spectateur face à une pièce de répertoire où le verbe des hommes a raflé la mise.

Le mythe y est concentré en quelques scènes clés. Scènes qui entrent en collision (motif dramaturgique bien connu chez Rodrigues) avec des voix qui les problématisent ou qui tentent de les infléchir. Alors, ce n’est pas tant la tragédie qui prend un coup que le souvenir culturel qu’elle peut maintenir dans les consciences. Ici, celui d’une femme sacrifiée par le patriarcat et par la fable, dont la présence a été éclipsée (comme celle d’Hélène de Troie) par l’idée mythologique qu’elle est devenue. Pour défaire cette disparition, la pièce de Rodrigues expose finalement Iphigénie dans une solitude inviolable, celle-ci retrouvant (trop théoriquement malheureusement) un corps confisqué, une mort à soi.

Si cette scission ritualisée du logos tragique paraît bien plus volontariste et bien plus laborieuse que dans d’autres œuvres de Rodrigues, c’est que la déconstruction semble dans « Iphigénie » se didactiser elle-même et que le dire règne paradoxalement en Maître, à force de rêver à haute voix sa destitution. Mais sans doute est-ce la mise en scène d’Anne Théron qui plaque davantage de mécanique sur un texte que son auteur – adepte des présences simples, distantes et intenses – aurait peut-être vitalisé davantage. En tout cas, c’est dans la nostalgie de ce spectacle inexistant que nous affrontons la représentation pure et dure qui nous est offerte, où la déconstruction n’est même plus une idée mais un mirage. Car la liberté performative des corps, censée briser les mots comme de vieilles icônes malpropres, se trouve annulée ici par une raideur formaliste d’un autre temps.

L’écrira-t-on un jour, ce pamphlet intitulé « Pour en finir avec les bruitages d’orage » ? Les verra-t-on encore longtemps, ces projections vidéographiques à l’impressionnisme laid et superflu qui confisque à notre œil ses entrevisions ? Mais trêve de détails pointilleux : c’est la politique globale du geste qui agace le plus, tant elle semble relever du contresens dramaturgique. Le texte de Rodrigues n’a d’intérêt que s’il devient au plateau une opération sur le sens et sur les présences. Quand la scène devient la noire caverne de visions assénées par une metteuse en scène, son dissensus reste tapi hors du langage omnipotent déployé par les médiums scéniques. Le sort réservé aux corps, vaguement hiératisés par Thierry Thieû Niang, est à lui seul révélateur. Loin d’être la nervure d’une représentation émancipée, ils sont les silhouettes assujetties des paysages spectaculaires dont ils deviennent les formes. La strate métathéâtrale (discrète) du texte, pour qui connaît un précédent chef-d’œuvre de Rodrigues, se trouve alors condamnée. Le sopro légendaire de l’artiste portugais, théâtre qui souffle quand les vents grecs sont à l’arrêt, se voit voler la vedette par Théron. La vedette est ce qui essaye à tout prix d’être vu, et dans un autre sens plus concret, un petit navire de guerre mis au service d’un plus grand.