La Ribot Diestinguished © Nicolas Montando

Dans le discours, prononcé par La Ribot, lors de la remise du Lion d’or, pour l’ensemble de sa carrière, à Venise, en 2020, elle prononça ces paroles, que l’on pouvait voir en chair et en os, dans sa dernière création, présentée au théâtre Vidy-Lausanne : « J’ai l’impression qu’on pourrait tous être en train de danser sans arrêt (…) en nous échangeant les chemises, les pantalons, les bonnets (…) échanger nos corps et nos vies, nos histoires et nos mensonges, nos femmes et nos hommes, échanger les cornes, les plaintes et les culs, échanger le nom, le visage et le passeport ». 

La Ribot commence son projet chorégraphique dans les années 1990 avec ses « Pièces distinguées » qui ont pour objectif de créer 100 pièces pendant sa vie. Pour ce dernier opus, nos téléphones portables sont reliés, grâce à un QR code, aux caméra-téléphones, qui passent entre les mains des danseurs. Ils filment en gros plan depuis le plateau, si bien que l’œil se promène dans l’espace, entre les dix interprètes et la vidéo sur nos téléphones. Un message d’alerte sur l’écran nous apprit en même temps la mort de Georges Banu. A la sortie d’un cloître du Festival d’Avignon, après un spectacle de Rodrigo Garcia, qu’on avait tant aimé, “Cruda…” en 2007, l’universitaire avait murmuré : « Je suis un peu perrrplexe ». Justement, nous étions un peu perplexes devant la proposition de la chorégraphe hispanico-helvétique, qui excitait et agaçait en même temps. La scénographie est une réussite : des parpaings peints, comme de grandes planches de chantier, et une ribambelle de costumes de toutes les couleurs qui jonchent le sol. Les interprètes tournent comme des toupies au ralenti, par groupes de cinq, en s’enroulant les uns aux autres, et en récupérant ce qu’ils peuvent attraper au sol, pour faire du discours de La Ribot à Venise une proposition scénique. Mais le discours prend bientôt toute la place quand une danseuse – parmi les plus remarquables, on note malheureusement trop la différence entre les 5 danseurs de la troupe et les 5 danseurs invités qui se mêlent à la chorégraphie dans chaque ville de tournée, – nous balance des extraits du dernier livre de Paul B. Preciado : « Brûle ta carte électorale, abandonne ton mari pour un chien, échange des anxiolytiques contre le passé, entre dans une prison et rejoue la scène centrale de la ferme aux animaux…»

Munis de caméras, comme des extensions de leurs propres corps, les danseurs s’exposent, inventent, combinent, et c’est le plus excitant pour les yeux. Car ils ne cessent de proposer des agencements, des poses, des relations, pour entrer dans les yeux-caméras de leurs camarades, mais la retransmission sur nos téléphones lasse vite, on préfère chercher les mouvements les plus purs en scrutant le plateau. C’est finalement quand ils résistent au concept de « corps-opérateur » que leur jeunesse nous séduit. « La catastrophe, c’est quand les choses restent inchangées. » Le critique Fernando Castro a repris une idée de Walter Benjamin. Le talent de La Ribot consiste à prendre à bras le corps le contemporain (saturation, collage, hybridation, recyclage, slogans), pour défendre la transformation incessante, et la possibilité bien vivante de l’accident, mais l’imagination finit par s’épuiser dans le discours trop dans l’air bienpensant du temps. Quand la danse se referme sur un discours, quelque chose qui ne demandait qu’à s’ouvrir, se rétrécit dans notre imaginaire, voilà ce à quoi l’on songeait, en rêvant au milieu de la douce orgie de postures, couleurs, corde et couteau… « Sois l’animal de ton chien » nous disait une danseuse, pourquoi pas, mais on avait en tête autre chose : qu’est-ce qu’aurait pensé de tout cela notre cher Georges Banu ?