(c) Virginia Rota

La compagnie de danse-théâtre belge, dont on ne compte plus les récompenses, réinvestit la grande scène du Barbican à Londres par l’entremise du Mime Festival. La soirée rassemble trois pièces : “The Missing Door” créé par Gabriella Carrizo en 2013 avec le Nederlands Dans Theater, “The Lost Room” et “The Hidden Floor” respectivement dirigées en 2015 et 2017 par Franck Chartier. La compagnie raccroche les oeuvres en un triptyque, trois tableaux chaotiques, au sens noble du terme. Un triptyque comme le “Jardin des délices” de Bosch, l’influence flamande peut-être, mais où les trois tableaux traiteraient du Jugement dernier.

Un spectacle très sombre en effet. Un cauchemar dont on ne se réveille pas. La claustration est vécue physiquement par spectateur : si les espaces symboliques sont délimités par le positionnement de murs en panneaux, ceux-ci changent, tombent, se retirent, découvrant le fond de scène par intermittence où s’agitent interprètes et techniciens, tous sont en état de jeu. Les interprètes quittent la scène mais pas le plateau ni leur rôle en la quittant, d’où le sentiment d’infini de cette zone à laquelle nul n’échappe, ni nous, ni eux. Les interprètes utilisent le théâtre et ses artifices autant que le théâtre semble les utiliser. Il faut dire qu’il est agréable d’avoir un changement de plateau à vue qui a une véritable fonction dramatique, autre que produire un effet méta un peu vaseux.

On ne peut pas parler de Peeping Tom sans rappeler la technique absolument surréaliste de leurs interprètes. Pour leurs spectacles, plus que pour la majorité des compagnies, le positionnement dans la salle à un impact déterminant sur l’expérience de spectateur. Si le nombre de rangs ne nous permet pas de distinguer nettement les visages et la respiration des danseurs, la virtuosité de la danse en fait des silhouettes sur-/post-humaines. Cela sert le spectaculaire mais aussi la monstruosité. Les interprètes sont comme des réceptacles et peuvent tout incarner. On ne peut s’attacher à un individu : on peut en revanche assister à une situation, un enjeu, et s’y identifier le temps d’une scène. Mais l’enjeu va se détacher de ce corps qui l’a porté aussi vite qu’il y est entré. Les interprètes sont aussi changeants que le décor. Un dé-corps quand le décor est lui-même un personnage agissant, à l’image de ce lit qui respire et avale les interprètes dans “The Lost Room”.

L’écriture semble se construire sur un décrochage essence/fonction/action. La chambre comme décor – bien qu’elle porte une charge symbolique – ne remplira jamais véritablement sa fonction premier degré. De la même manière, la femme de chambre semble s’être glissée dans cette apparence, dans ce costume, sans véritablement l’habiter. Ce qui provoque comme une nostalgie du présent : on est nostalgique d’une structure imaginaire, illusoire sûrement, dans laquelle chaque chose avait une place et un sens que l’on pensait immuable et qui s’est visiblement effondré. Très Kafka en ce sens. Une certaine idée de l’enfer. Une certaine idée du théâtre. Finalement, si les personnages sont emprisonnés dans leur cauchemar, ils y échappent en n’étant jamais incarnés, en vidant leur corps laissé inanimé au sol, se ranimant parfois – mais le cerveau n’en parait jamais à l’origine, comme une réaction nerveuse plus qu’un réveil -, ou encore mus par les intempéries, une météo qu’ils subissent. C’est peut-être là leur manière d’échapper à un huis clos de portes, de pièces, de sols cachés, perdus ou manquants. Ils ne laissent au plateau que leurs corps et se cachent, se perdent, s’absentent.

Après l’énième porté avec l’homme qui manipule la femme, la fait tourner autour de lui, la soulève, la jette, la traîne au sol, on se surprend à ressentir une certaine lassitude : depuis Pina Bausch, on en a vu des femmes se faire balader dans tous les sens, et au troisième duo dans la même veine, on se demande si ce n’est pas finalement le sujet de la pièce, sujet bien plus pauvre et limité que le spectacle ne l’est vraiment. Un problème d’équilibre ? Il a été dit du triptyque de Bausch qu’il serait un “miroir nuptial” pour mettre les jeunes mariés face aux écueils qui les attendent, donc pourquoi pas, après tout. Une des seules répliques du spectacle – mais quelle réplique ! – est prononcée par une femme à un homme, tous deux assis à la table d’un restaurant inondé, détruit, envahi par les plantes grimpantes, eux-mêmes sales et tremblotants : “Tu disais que l’air marin nous ferait du bien”. Le drame des relations prend dans ces trois pièces la forme et la charge de tous les drames : politiques, sociaux ou climatiques.