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Le pitch de « Sur le chemin des glaces » donne envie comme rarement au théâtre, mais comme souvent avec Bruno Geslin : ici, la marche du réalisateur Werner Herzog de Munich jusqu’à Paris où son amie et grande critique de cinéma Lotte Eisner veille et souffre, à l’orée de la mort…

On croirait justement à une histoire de cinéma : Herzog la retrouve bien vivante à Paris, et elle vivra presque dix ans encore : la marche a-t-elle conjuré la maladie ? Geslin, énamouré par le chemin du réalisateur comme de l’ouvrage paru à sa suite d’après ses carnets de voyage, transpose et transforme ce récit « géo-mystique » au plateau, avec une vraie ferveur de storyteller puisqu’avec son équipe (Clément Bertani et Guilhem Logerot), ils ont marché sur ses pas, dans une sorte de reenactement extrême, pour imprégner leurs esprits comme les planches de l’expérience du chemin ; à ceci près qu’à terme, il y a un spectacle à créer et non un être humain à veiller.

À vrai dire, cette génétique est plus discrète au plateau qu’on eût cru : « Sur le chemin des glaces » n’est pas un palimpseste – et c’est peut-être pour le mieux, l’équipe marchant sur les traces d’Herzog seulement pour les raviver  -, mais bien une adaptation littéraire, parfois cryptique, du voyage intérieur d’Herzog, qu’occasionne le parcours du monde extérieur. Divisé en trois blocs spatiaux — la table de l’écrivain et ses outils à présent vintage (lecteur vinyles, enregistreur, lampe Manade), un long tapis de marche et une régie-studio son, sorte d’outre-monde dont l’écho ponctue et épaissit le récit initiatique —, « Sur le chemin des glaces » version Geslin défend une esthétique comme elles se font rares sur la scène actuelle : c’est-à-dire une création vidéo, sonore et lumière époustouflantes d’élégance, mais qui témoignent d’une véritable harmonie dans l’organisation dramaturgique du travail. Certes, les esthètes ne manquent pas aujourd’hui, mais plus singuliers sont les spectacles où les médiums coprésents au plateau échangent et dialectisent aussi bien — avec une mention émue aux oscillations lumineuses et colorées sur le tapis de marche, comme aux interludes chantés (un « Pêcheur de perles » fugace sur un vieux haut-parleur) : ce « Chemin… » est d’abord un tableau d’orfèvre, dans lequel le récit d’Herzog vient délicatement se diffracter et se recomposer.

Néanmoins, le dispositif de Geslin n’est pas sans apories : la table et surtout le tapis de marche y sont obliques, qui plus est plongés dans un savant brouillard ; quant à l’acteur, recueilli dans le texte, il s’absente aussi à nos regards, déroulant parfois le récit comme le moine ses mâtines. Certes, « Sur le chemin des glaces » n’est pas un texte théâtral, Bruno Geslin en a l’habitude ; difficile de générer du drame quand la marche est par nature monotone, voire solipsiste, mises à part quelques épiphanies (les voitures qui passent, un chien qui aboie, Paris qui s’approche) elles-mêmes anti-spectaculaires, et que les créateurs du spectacle s’efforcent d’épaissir, comme pour chapitrer l’électrocardiogramme dramaturgique au plateau. Cependant, l’état de corps et la diction de l’acteur, aux accents mi-dandy mi-méditant, ont tendance à alourdir la langue de ce « Chemin des glaces » qui, seconde aporie, semble parfois à la limite du digeste, tant l’abstraction lexicale d’Herzog atrophie la physicalité de la marche tout comme ce qu’elle prétend permettre, d’une certaine manière sauver la vie. En ce sens, l’absence de Lotte Eisner, qu’on discerne sur un écran à l’épilogue du spectacle, pèse peut-être par ce qu’elle aurait pu charrier : une marche aussi dramatique qu’épique, une adresse aussi organique que cosmique, une figure d’homme autant que d’aède.

Pourtant, même si le renouveau esthétique du spectacle n’est pas tout à fait à la hauteur du renouveau langagier et dramatique, « Sur le chemin des glaces » bénéficie paradoxalement de cette énergie méditative, de sorte qu’on assiste au fond à une splendeur esthétique et à un spectacle d’ascète en même temps, puisque les effets n’étant jamais des effets de manche, ils ne s’accoudent à aucun désir d’illusionnisme, à aucun désir de libéraliser le récit par un surplus de storytelling. Geslin est loin d’avoir pris la voie la plus facile (lacrymogène et frontale, obséquieuse et Netflix-compatible), puisqu’il parie sur une dramaturgie mêlant la fascination esthétique à une lucidité sensorielle et politique, diffusée en sous-texte des considérations mystiques d’Herzog. Pari pas encore tout à fait opérant, mais très habile et élégant.