
© Patrick Berger
Travailler le motif de la répétition pour générer de la déformation et atteindre la transe. Présentée ainsi, cette trajectoire dramaturgique sonnerait déjà vue, tant elle semble imprégner la scène chorégraphique actuelle. Là où « Branle » se distingue, c’est par son point d’origine.
En choisissant une des formes très traditionnelles et codées du branle – une danse de la Renaissance –, fondée ici sur la bourrée deux temps, la chorégraphe et danseuse Madeleine Fournier marque d’emblée la progression de sa pièce d’un ancrage explicitement situé. Par là, elle creuserait et densifierait véritablement, entre autres, la question du temps, et renouvellerait l’approche du jeu répétition-variation.
Certes, on voit le bal dérailler et on pressent la transe à venir : les corps des six danseur.ses achoppent sur les notes dissonantes du couple « médiévalo-contemporain » de la cornemuse et du synthé, les jeux de bras désarticulés jurent avec ceux des jambes, quant à eux toujours codifiés, l’étrange se (dés)accorde avec la virtuosité. Mais tout se joue dans cette tension palpable entre la racine triplement verrouillée – physiquement, rythmiquement, et historiquement – et la génération de gestes, d’actions, parfois triviales (manger), et d’émotions en soi, à la temporalité indéfinissable – ce que manifeste également le choix judicieux des costumes, collants et chemises d’arlequins à la forme pourtant sans siècle. Autrement dit, à partir de la mesure même, s’étire une matière, invisible quoique palpable, qui tend presque à la durée bergsonienne (parfois un peu trop longuement peut-être, au risque d’une certaine installation). C’est là que se loge le « devenir-du-branle » en quelque sorte, qui, finalement, l’emporte sur l’état atteint.
Ce travail de la distance créée par les corps résonne parfaitement avec celle qui se joue entre les corps où, là encore, Madeleine Fournier s’empare d’une des caractéristiques propres aux danses de bal, soit l’absence de contact. Sa persistance, creusée par les répétitions hypnotiques de la bourrée, rend tangible une énergie, un désir de l’autre, de la relation, mais aussi le désir au sens où l’entend Spinoza – dont des définitions d’émotions, tirées de l’« Éthique », sont citées en ouverture et clôture. Cet « effort à persévérer dans son être », cette inaltérable volonté à s’élancer, produire du mouvement et croître « vers son risque », dirait Char, voire le tenter – ce que symbolise la fragilité de ces œufs, incongruités triviales, qu’on parvient (ou non) à préserver de la casse –, voilà ce qui tient ces danseur.ses, quoique difficiles à appréhender. Ces figures du fou, aux traits exagérés, à la fois solides et toujours au bord d’un effondrement, anticipé par des chutes, des dérapages, des ratés, auraient peut-être gagné à perturber davantage leurs archétypes, en défigeant leurs visages, surfaces de projection d’émotions, qui ont quelque chose de froid, quasi « théorique ». Se seraient créées ainsi davantage de variations de ton, à l’instar de ces chutes au ralenti, sur l’atemporel chant sibyllin de Marion Cousin, où le burlesque se mâtine nettement de tragique, où les grimaces s’étirent en cri silencieux. Là, ça ébranle.