
© Christophe Raynaud de Lage
Peut-on encore être choqué au Festival d’Avignon ? Existe-t-il encore un geste transgressif nouveau ? La papesse de la performance Angélica Liddell exerce sa liberté de créer dans le saint des saints et ne manque pas de faire réagir son auditoire.
Angélica nous piège, nous, les critiques, car quoi qu’on écrive en sortant de « Dämon », nos mots sont teintés par les siens. Belle leçon de domination psychologique, elle a aussi l’intérêt de remettre le débat sur la critique théâtrale au cœur des remparts. Ce lien entre les artistes et les critiques ressemble parfois à un marécage, chacun marche à pas lourd craignant les traces de boue ou pire, l’engloutissement et la disparition. En attaquant frontalement (certes, la performeuse est de dos mais ses invectives font mouche) ceux qui écrivent sur son travail et qui évidemment sont présents dans la salle, elle dynamite la fausse indifférence qu’il est de bon ton de tenir. Les critiques l’ont humiliée, elle réplique en les humiliant publiquement sous les yeux effarés de toute la profession.
Sauf qu’aux analyses des journalistes elle oppose des injures « Connard ! Enculé ! » ou des gestes obscènes. La charge est violente et grossière ; l’humiliation crée des monstres. On sait l’importance capitale des rituels dans l’œuvre de la performeuse, ses œuvres sont des cérémonies qui réconcilient la merde et le divin, les masturbations molles et les érections esthétiques, les exercices d’admiration et les diarrhées d’insultes. En rabaissant les critiques qui ont participé grandement à son succès, elle se suicide et se libère dans un même geste, affirmant encore une fois sa liberté. Elle est parfaitement libre, Angélica, les conventions bourgeoises sont déféquées dans les W-C du fond de scène. Après elle, le déluge peut bien s’abattre, elle a 58 ans et s’affranchit des dernières bienséances.
Tout commence par ce sol rouge – référence directe au film d’Ingmar Bergman « Cris et Chuchotements » –, tapis de sang languide pour un pape qui erre, hagard ou méditatif. Jean-Paul II entre en scène ; bientôt le monde suivra son cortège funèbre, et le cinéaste depuis son île de Faro exigera qu’on lui construise le même cercueil que le pape. Cette anecdote permet à Angélica Liddell de tirer un deuxième fil, l’ubris et la mort, et entre les deux, la putréfaction des corps.
Mais là où la transcendance opère, c’est dans l’exercice sidérant de cette femme seule en scène, nue, avec un micro à la main, qui éructe un flot âpre, visqueux, parfois convenu et soudain sublime de mots. Dans cet espace démesuré de la cour d’honneur du palais des Papes, elle occupe le terrain, hypnotise et agace, mi-petite fille perdue, mi-harpie hors de contrôle. Elle déverse ses obsessions du moment, la vieillesse, la déchéance, la faiblesse des hommes, mais court-circuite aussi nos attentes de spectateurs. Vous pensiez voir une scarification en direct ? Des tentacules de poulpes dans des vagins ? Une transfusion sanguine sur le plateau ? Eh bien non, elle est libre, Angélica, et ne donnera pas satisfaction à nos désirs sensationnalistes. Elle se moque du spectaculaire et se contente de farandoles ou de tableaux vivants sous fond de musique pop avec des personnes âgées en chemise de nuit.
« En vérité, en vérité je te dis, quand tu étais plus jeune tu te ceignais, et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas » (Jean, 21-18). Angélica Liddell va encore où elle veut, libre à nous de la suivre.