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Avec les interprètes du TanzTheater Wuppertal, Boris Charmatz propose une reprise, sous la forme de six variations, de « Café Müller », la pièce créée et dansée par Pina Bausch en 1978, sur la musique d’Henry Purcell.

Sur une plage du nord de la Toscane, devant les montagnes des Alpi Apuane, j’avais demandé, il y a une quinzaine d’années, à une ancienne danseuse de la Compagnie de Pina Bausch, d’où venait, selon elle, la force et la fragilité, la puissance et la nécessité des chorégraphies de Pina Bausch. La danseuse prit quelques minutes avant de répondre : « Elle a inventé des gestes. » Comment ne pas songer à sa réponse en regardant les quatre variations (certains spectateurs n’en regardent qu’une seule, la plupart deux, nous sommes restés pour les quatre dernières, soit cinq heures environ) de la mythique chorégraphie de Pina Bausch, avec ces fameuses chaises, que l’on attribue à ses souvenirs du café de ses parents.

D’où vient la beauté des gestes de cette chorégraphie ? Trottiner sur des talons, se cogner contre une chaise, porter une femme dans ses bras, embrasser un homme sur la bouche, avancer les bras ballants, ouvrir les paumes de ses mains, balancer l’autre contre un mur… A la quatrième variation (elles sont interrompues par des interludes, on entend par exemple Audrey Bonnet lire un texte magnifique de Guibert paru dans le monde à la sortie du spectacle), on a le sentiment de s’être glissé au cœur d’une répétition de Boris Charmatz avec la troupe de Pina, se crée alors un jeu subtil entre les différences et les répétitions, entre sa propre mémoire et les différences de costumes ou d’interprétations, on se réjouit par exemple de l’éternel retour de l’homme à lunettes, celui qui trottine sur place pour attirer l’attention de sa bien-aimée, de l’autre côté du bar, de la salle de bal. Qu’est-ce qui cogne dans « Café Müller » ? Lacan disait que le réel, c’est quand on se cogne. Est-ce que la joie cède la place au douloureux ? La citation exacte est : « Quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer. » 

 « Et ta blessure, où est-elle ?  Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si lon attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure — qui devient ainsi le for intérieur —, c’est elle qu’il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de coeur secret et douloureux. »  

Dans « Café Müller », on est au cœur de sa blessure, au milieu de ce « cœur secret et douloureux » dont parle Jean Genet. Dans la répétition-variation de Charmatz, on pleure avec Purcell, on s’amuse d’un corps cocasse et bizarre, ou d’une perruque qui revient sur une autre tête, on ne supporte plus qu’ils se cognent les tibias, on danse dans un jogging bleu ou un manteau noir, on glisse entre les détails, les gestes, toutes les formes avec lesquelles la vie s’est déguisée. On est à la fois intact, pur et envahi. « Café Müller » est le bal de nos gestes les plus secrets, douloureux, nécessaires. On a tous trépigné d’impatience, on a embrassé, on s’est pris la vie comme un mur. Le public est invité à se déplacer entre les variations et les interludes. Pour les deux dernières, on s’est approché le plus près possible des corps. Celui qui interprète la somnambule, dansée autrefois par Pina, a les yeux fermés, il tend les paumes de ses mains vers nous, comme les statues du musée des arts pré-cycladiques d’Athènes tendent leurs visages vers le ciel. Chacun essaie de traverser la vie dignement, avec son cœur, son corps, ses gestes, et cette envie de vivre intensément sans se faire trop mal.