Avec “Y”, Anne Teresa De Keersmaeker continue de repousser les frontières de la danse contemporaine. Après avoir exploré la relation entre musique et danse, jusqu’à placer les musiciens au cœur du mouvement, la chorégraphe a d’abord intégré la danse dans les espaces muséaux pour finalement intégrer les œuvres picturales au sein de la chorégraphie.
Pour cette nouvelle création, conçue à l’invitation de la Triennale de la Ruhr pour le Musée Folkwang de Essen en Allemagne, la chorégraphe belge prolonge ses propositions précédentes telles que “Work/Travail/Arbeid” ou encore “Forêt”.
Dans “Y”, les mouvements des danseurs interagissent avec les œuvres exposées. Que ce soit par la forme ou par le fond, chaque geste se lie intimement aux œuvres présentes dans la pièce, transformant tangiblement l’expérience du visiteur. Le regard du spectateur oscille entre le danseur et les œuvres, dans un va-et-vient constant qui semble tracer des lignes invisibles dans l’air de la salle. Les œuvres entrent en dialogue les unes avec les autres activées par les corps en mouvement, redéfinissant ainsi le rapport traditionnel que nous entretenons avec l’espace muséal.
Des vêtements abandonnés sur le sol et de la musique diffusée dans chaque pièce, habituellement aseptisée, insufflent une vie nouvelle à ces espaces. Un danseur est en équilibre précaire sur la tête à quelques centimètres d’un tableau de Caspar David Friedrich, accroché au ras du sol pour que l’entrejambe du danseur renversé rappelle la vallée du paysage romantique montagneux, à deux doigts de tomber sur l’œuvre, de quoi faire transpirer le plus serein des conservateurs. Une danseuse est allongée sous un tableau, comme si elle était l’ombre du portrait en pied, lui offrant un volume et l’intégrant dans la salle. La gomme des baskets crisse contre les murs blancs du white cube, y laissant des traces de passage. Fragilité retrouvée des œuvres et des espaces qui les contiennent. Dégueulassez-nous tout ça. Faites transpirer les tableaux, les sculptures. Montrez-nous la fragilité de ce patrimoine pour qu’il vibre enfin. Montrez-nous leur fragilité, à côté de vous, mortels certes, mais athlètes, artistes, et en vie.
Retrouver le mouvement du modèle qui a été figé dans le bronze. Fendre à nouveau un Fontana. Parler le tableau. On se surprend à penser que c’est ça une réaction normale à une œuvre : jouer avec elle. Pourquoi regarder une œuvre serait-il silencieux et statique ? Un danseur regarde dans la direction du regard d’un personnage peint, vers un mur blanc ou alors vers ce qui est hors du cadre, hors champ. Anne Teresa De Keersmaeker nous fait voir le cadre du tableau et le cadre du musée. Des gardiens de musée, entre stress et excitation, se chuchotent “il va venir dans cette salle quand la musique s’accélère”. Tout est bouleversé et c’est splendide à voir. Quelqu’un hurle frénétiquement devant “Homage to the Square” de Josef Albers : “How, when, how, where, when, how, how, why…”. Un danseur regarde son ombre portée sur un Rothko et s’en émeut comme un Narcisse, puis se déshabille à côté d’une Vénus, le pantalon aux chevilles en guise de coquillage.
Comment Anne Teresa fait-elle pour toujours paraître si contemporaine ? Ça ne vieillit pas, Keersmaeker. “Y” est sans doute la meilleure chose qui puisse arriver à une collection.