Souvent cantonnée à une matière scénique testimoniale, historique et édifiante, l’œuvre maintes fois adaptée de Svetlana Alexievitch trouve, grâce à Julie Deliquet, une vraie théâtralité.
Le naturalisme vivace de la metteuse en scène soulève le cadre de convention qui fonde le spectacle : un présent collectif d’énonciation où l’on voit la guerre en train de se penser ; une temporalité qui substitue à la combinaison postérieure de récits tissée par le livre une commune présence. Et si cette quête d’un nerf conversationnel pour oraliser et performer la littérature conduit dans bien des gestes d’adaptation à une énergie théâtrale artificielle, elle est ici au service d’une forme vivante, pleine d’écoute nourrie, sans cesse stimulante, aussi populaire que radicale, trouvant le naturel sans oublier de faire entendre l’écriture.
Le titre d’Alexievitch (« La guerre n’a pas un visage de femme ») contenait autant une force d’appel politique – celui d’une écriture enfin féminine des massacres et du quotidien guerrier – qu’un présent allégorique de vérité générale : la guerre n’aura jamais un faciès de femme car celle-ci reste fondamentalement une praxis masculine. La situation théâtrale et le régime dialectique de l’échange amplifient cette complexité et consacrent la sororité aussi puissante que dissensuelle que le livre contenait en germe. Le projet d’une écriture fondamentalement féminine de la guerre, maintes fois commandée par la journaliste (incarnée carnet en main par Blanche Ripoche), reste un idéal politique en partie inactualisable.
Pas seulement parce que cette traversée du mal reste foncièrement irracontable, mais parce qu’il semble impossible et impensable de la féminiser tout à fait. Et si cette contre-histoire contient bel et bien des élans d’écriture féminine au sens rêvé par Hélène Cixous – notamment des regards plus subjectivistes et plus organiques portés sur la guerre –, le collectage d’Alexievitch tend surtout à montrer comment celle-ci hante, trouble et contamine durablement la psyché et le corps de celles qui l’ont vécue – c’est donc moins une guerre féminine qui s’écrit et s’incarne qu’une guerre à l’épreuve de la féminité, tantôt transformée, tantôt confortée dans ses oripeaux masculins. Une guerre éprouvée par une pluralité irréductible de femmes dont le spectacle préserve chaque singularité.
Ravagées par une honte et par une culpabilité qui sourdent quand tonne la victoire, ces femmes conservent de la guerre une mémoire indigérable et impartageable ; manque contre lequel le témoignage livresque et après lui le théâtre proposent moins un remède qu’un espace germinal de repartage du sensible et de repolitisation. Il est fort que le seuil de la représentation se confonde alors avec l’aube de ces paroles qui sont autant narratives qu’introspectives, qui sont autant des histoires de bascule que de réelles bascules nominatrices, autant des récits d’événements que des événements de langage. Tout au plus regrettons-nous un certain calibrage rythmique du spectacle qui encadre parfois ces traversées intérieures et qui systématise légèrement les conséquences émotionnelles qu’elles ont sur le public et sur les (excellentes) actrices.
L’espace indiciel choisi par Julie Deliquet, un appartement communautaire dont l’artiste retient radicalement la potentialité situationnelle, joue comme point d’ancrage actif mais surtout comme métaphore magnifiquement ironique. Cet espace surchargé de signes ne semble avoir aucune parole muette à offrir : les peintures kaki des chambres comme tous les autres souvenirs du front semblent soustraits à la vue. Seule demeure cette carcasse domestique sans lisible mémoire, ce diorama qui flotte sur le plateau brut comme un pur décor à recharger, à ressouffler. Cette quasi installation n’a rien de ces non-lieus à génie qu’étudiait Georges Didi-Huberman. Seule affleure la silenciation d’une vie intérieure dans une vie patriarcalement matérielle. Et les paroles retrouvent alors toute leur puissance de spectralisation, de dilatation, de politisation de l’espace social et intime. Après avoir noirci le papier, elles viennent encendrer le théâtre.