spectacle_17461Patrice Trigano élabore à partir de souvenirs de Florence Loeb, une jeune femme qui a connu Artaud dans ses jeunes années, ainsi que de toutes sortes de récits qu’il puise au gré de ses rencontres, une sorte de fable autour de la vie d’Antonin Artaud.

Le terme de fable est utilisé ici à dessein car ce travail ne constitue en rien un biopic sur la vie de cet auteur. Il s’agit d’une exploration des souvenirs et de la constitution d’un martyr conscient de ses angoisses. Le portait d’Artaud est dressé par une femme Florence, interprétée par Agnès Bourgeois, une femme duale, une femme double, partagée entre la vieillesse et la jeunesse, équivoquée entre la réalité de ses souvenirs et l’issue de ses fantasmes. Le personnage d’Artaud est interprété par Jean-Luc Debattice, son aura orageuse est rendue avec sincérité, et le comédien incarne à lui seul la convulsion. La parole d’Artaud est une parole torturée et tonitruante qui voudrait recommencer le monde et en finir avec le théâtre, en cela Patrice Trigano utilise des poèmes de l’Olombic des Limbes, des extraits du Théâtre et son Double pour faire parler Artaud, mais poursuit ce personnage à la lumière de ses propres sentiments et de sa propre écriture. Quand Artaud parle, ce n’est ni l’horizon d’attente que l’on attend de ce « personnage » qui nous évoquerait sa vie troublée qui parlerait, ni une palabre inconstante à laquelle le spectateur serait invitée, mais bien un véritable poème scénique où le spectateur peut entendre le désordre sacré de l’esprit d’Artaud.

Artaud appartient à ce que l’on appelle les écrivains de la malédiction. En son œuvre et en sa personne se concentrent des conflits essentiels qui font de son existence une matière à poème plus qu’une matière à réflexion : on peut ainsi nommer le conflit de la belle-âme et de la société, de l’artiste et du bourgeois, de l’individuel et du collectif, le conflit du sentiment et de la représentation, le conflit du martyr et de la violence collective, le conflit du poète et de la cité, le conflit du maudit et du béni, ces conflits se manifestent plus ou moins vigoureusement selon les passages du texte entre le pathos ou la représentation excessive ou même empathique de la personnalité et de la vie de l’auteur. Il y a ainsi une sorte de duel qui se souvient, Florence se souvient et Artaud bientôt dépasse le souvenir, et leurs deux trames se resserrent autour de la même « passion ». Patrice Trigano nous livre dans ce texte une rhapsodie enivrante et subtile, accentuée par la promiscuité et la précarité des comédiens perdus entre le fantasme et la vérité, et qui combattent à l’intérieur d’eux-mêmes leurs propres déchéances, leurs propres forfaitures.

La mise en scène s’accompagne de musiciens, Fred Costa et Frédéric Minière, qui servent l’instance dramaturgique en la gonflant de sonorités, ce qui contribue à renforcer l’espace imaginaire qui se construit autour des souvenirs et des fantasmes. Dans la scénographie intervient également un objet non identifié, sorte de mobile électrique pointé de deux lampes, qui tourne sur lui-même, métaphore d’un espace décharné ou d’un temps obscur de la conscience… Les images qui naissent de cette trame se mêlent au bruit du passage du temps, déchéance ou regret. Il y a un beau travail qui est fait sur l’évocation de la souffrance, mais d’une souffrance véritable, viscérale, aérienne. Les comédiens et le plateau incarnent l’intemporalité en même qu’une pieuse insouciance, et c’est toujours au dedans de cette insouciance que se révèle par petits fragments l’âme tourmentée du poète, qu’apparaissent ses échecs comme son aphasie lors de la conférence du Vieux-Colombier ou bien même ses ardeurs comme son impitoyable fascination pour l’œuvre de Van Gogh, le suicidé de la société…

La compagnie Terrain de Jeu nous livre un travail d’une très belle acuité artistique qui sait résonner en nous, et faire resurgir des réminiscences de l’œuvre d’Artaud avec laquelle nous pourrions avoir eu un lien au cours de nos études et de nos vies. Cette pièce est bien une rémanence du Théâtre de la Cruauté, elle en définit la substance, elle raconte les moments clé de l’existence de son auteur avec beaucoup de distance et de circonspection…