Pourquoi et à qui l’homme parle-t-il ? Pourquoi est-il affublé de cet « appareil » qui laisse transparaître, à travers la viande, le fantôme d’une conscience ? L’animal parlant n’est-il, par la futilité même de son incessant babillage, qu’un oubli ou qu’une erreur ?
Lorsque André Marcon paraît sur la mystique scène du Théâtre des Bouffes du Nord – lieu même de la création du Discours aux animaux en 1986 – c’est pour mettre à nu cette parole, objet de fascination autant que de colère. La mise en scène est d’une parfaite concision : un simple et unique spot suffit pour habiller l’homme qui pendant une quarantaine de minutes jacasse, crie, chuchote, rumine et chante, seul. Le spectacle est épuré de tout ce qui pourrait gêner ce flot continu de verbiage, à la rythmique parfaite.
Il faut parler, dire tout ce qui peut être, déclamer face à une assemblée qu’apostrophe régulièrement l’orateur, comme pour s’assurer de son écoute, pour retenir son attention, pour charger de tragique ou d’ironie son discours… « Animaux, animaux ! », crie le Mr. Oizo du théâtre.
La voix et les mots portent l’ensemble du monde imagé que fait émerger celui qui se présente comme « Jean, de cadavre et d’esprit ». Ils donnent tout d’abord des contours aux tombes invisibles dont les épitaphes sont dites de manière à moitié compréhensible – puisque le temps en a sans doute effacé une partie. Ils font jouer en un monologue plusieurs voix : tout d’abord celle de Jean qui se défend d’exister, interrogeant les directives du Dieu qui ferait mieux de « rester cacher » plutôt que de paraître – car il devrait alors répondre de ses crimes. Puis toutes celles de ceux qui interrogent voire accusent Jean en retour.
À travers son gosier et le grain si particulier de sa voix, André Marcon devient un animal polyphonique : il parle pour ceux qui ne peuvent s’exprimer. Son timbre ressemble à celui de l’ironique piaf dans Le Roi et L’Oiseau qui décrit le monde entier et se moque de la vanité. Jean a eu mille vies, et pourtant, il n’a jamais vécu. Il a été à l’école de la solitude, il erre comme mort parmi ses quasi-semblables, qui n’ont que leurs yeux pour lui répondre.
Alors Jean dynamite le discours de l’intérieur. Puisqu’il ne reste que sa langue sur ce « vieux crâne » que lui a offert Dieu à la sortie de « son trou », la seule chose qui lui reste à faire est de (re)nommer les choses, de s’amuser avec les mots.
Le spectateur doit se défaire de son sens commun, car le rapport au Verbe est quasi magique et l’épopée de Jean ne cherche pas à “faire sens“ : ni à raisonner ni à donner une direction. Le spectateur doit renoncer à une prétendue savante expérience du langage pour se laisser porter sans but et sans fin – cruelle et douce libération. On finit sur un inventaire à la Prévert qui concasse des noms d’oiseau. Et la longue liste nous ramène au noir.
Novarina remet ici sur le théâtre un objet précieux qui continue de mûrir avec le temps. Toujours placé entre les mains de celui qui l’a fait naître sur le théâtre, le texte semble avoir sa propre vie : constamment en mouvement tel une fontaine de langage.