D.R.

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KnAM, ce sont les initiales de Komsomolsk-sur-l’Amour, la ville d’où sont originaires les membres du KnAM Teatr. « Knam », c’est aussi une expression russe qui signifie « entrez », « venez chez nous », et rien ne définit mieux le travail de la compagnie que cette invitation, honorée par le public du festival RING, à venir voir ce que signifie vivre dans la Russie d’aujourd’hui — qui semble rester, vingt-sept ans après la chute de l’URSS, désespérément post-soviétique.

« Fight or Flight » — Résister ou s’envoler

Tenue à bout de bras depuis bientôt trente ans par Tatiana Frolova et ses fidèles compagnons de travail, la compagnie KnAM Teatr se revendique d’un théâtre d’expérimentation, poétique et politique, qui cherche à observer au plus près, de manière quasi-documentaire, la vie et les maux d’une Russie désabusée, oppressée, tant par la pauvreté que par ceux qui l’engendrent. Une entreprise difficile, puisque la compagnie — on ne s’en surprendra pas — n’est pas en odeur de sainteté dans son pays. Cependant, de censures en difficultés financières, le KnAM continue malgré tout de lutter, et de s’attaquer avec pugnacité aux problèmes qui rongent son environnement.

Si l’on en croit les dossiers de presse, Le songe de Sonia a été créé d’après « Le songe d’un homme ridicule », la nouvelle de Fiodor Dostoïevski. Mais ce serait une erreur de penser qu’il s’agit d’une simple adaptation du texte, ou même que celui-ci constitue le matériau principal du travail. Ici, Dostoïevski n’est que l’accompagnateur bienveillant d’une autre histoire, réelle celle-ci, et bien trop courante : celle de Sonia, une jeune résidente de Komsomolsk, proche de la troupe du KnAM, qui a tenté il y a quelques années de mettre fin à ses jours, dans un accès de désespoir. Elle aura finalement survécu, et c’est son témoignage — et à travers lui l’angoisse de toute une jeunesse russe provinciale condamnée à la misère et à l’ennui — que met ici en scène Tatiana Frolova.

« Dans cette ville, il faut que tu trouves quelque chose à faire, sinon tu crèves »*

Dans cette création, c’est donc des questions de l’enfermement et du suicide que s’empare la compagnie. Celui d’une jeunesse sans horizons, coincée dans une ville construite sur un mensonge (Komsomolsk, supposément construite avec entrain par les jeunesses communistes désireuses de bâtir de leur main le rêve soviétique, est en réalité le fruit du travail forcé de prisonniers déportés des goulags staliniens) et laissée à l’abandon par le train du monde.

À travers un dispositif simple et ingénieux, mêlant nouvelles technologies et bricolages artisanaux, la troupe du KnAM Teatr réussit à créer un objet théâtral sobre et puissant, profondément poétique, où les témoignages de simples citoyens russes se mêlent à la prose d’une figure tutélaire de la littérature, chaque parole faisant résonner l’autre, sur un même pied d’égalité. On entend Sonia, qui raconte son expérience face à la mort et sa déception d’avoir survécu. On écoute les acteurs (Elena Bessonova, Dmitrii Bocharov et Vladimir Dmitriev) qui racontent, face public, simplement, leur rapport à l’évènement et les questionnements qui en découlent. Puis, venant rythmer et sublimer les discours, les mots du géant Dostoïevski, qui semble plus que jamais nous parler de nous-même, nous percent droit au cœur. Poème de mots et d’images en permanence suspendus les uns aux autres, Le songe de Sonia surprend, questionne, bouscule, perturbe et finalement bouleverse, tant son humilité et sa force nous percutent de plein fouet.

*Citation de Dmitrii Bocharov extraite du documentaire “KnAM sur Amour”, de Bleuenn Isambard, diffusé le samedi 23 avril à l’Institut Européen de Cinéma et d’Audiovisuel de Nancy, dans le cadre du Festival RING.