Sous la grisaille d’une matinée de juin, un grondement retentit dans les entrailles du Channel. Long Ma, le cheval-dragon, est descendue du neuvième étage du ciel pour retrouver son temple, dérobé par l’araignée Kumo. Plongée dans un profond sommeil, son ronflement régulier attire les curieux qui s’attroupent peu à peu dans la grande cour. Soudain, sous les yeux fascinés de la foule et les hurlements des plus petits, la bête s’éveille, chassant les nuages du ciel du nord. Une douce musique envahit l’atmosphère tandis que l’animal se hisse lentement sur ses quatre pattes. L’assistance, venue des quatre coins de la France, est médusée.
Espiègle et joueuse, Long Ma arrose les badauds qui ne perdent pas une miette du spectacle. Son regard de feu nous transperce et ses grognements plaintifs nous arrachent le cœur. Des larmes coulent sur les visages émus. La carcasse d’or se dessine dans le ciel bleu, s’articule et se déploie avec élégance dans l’écrin industriel du Channel avant de sortir se dégourdir les pattes dans les rues étroites du quartier populaire des Cailloux. Elle part à la recherche de Kumo, au rythme d’une fanfare conquérante et entraînante, drainant la foule derrière elle. Le spectateur hypnotisé suit de près le Titan, envoûté par les pièces musicales aux cuivres sonores de Dominique Malan, compositeur historique de la compagnie.
C’est sans aucun doute dans cette capacité à donner vie à des colosses de bois et d’acier que réside le génie de la compagnie La Machine. C’est tout simplement fou de réussir à infuser autant d’émotions dans un tas de féraille. Sous la direction de François Delarozière, inventeur, scénographe, architecte et fondateur de la compagnie, une vingtaine de manipulateurs guide le monstre de 48 tonnes avec une agilité déconcertante, impassibles, faisant corps avec lui.
Commandé par l’ambassade de France à Pékin à l’occasion des 50 ans des relations franco-chinoises en 2014, ce spectacle grandiose est programmé durant quatre jours à Calais, pour la première et unique fois en Europe. Le gigantesque son et lumière déployé dans le décor hors-normes de la capitale chinoise doit se prêter à une nouvelle échelle et aller à la rencontre d’un autre public, d’une autre histoire. Pas de quoi effrayer François Delarozière qui, en Jules Verne des temps moderne, se nourrit de recherches et de défis. L’homme est un habitué de Calais, où il a présenté nombre de ses folies au cours de ces vingt dernières années. Apporter Long Ma à Calais, c’est apporter un peu de rêve dans une cité marquée par la crise migratoire, la misère et l’abandon ; c’est donner à la ville une autre lumière, un peu d’air. “Je ne vais pas faire semblant de connoter notre spectacle d’un quelconque message humaniste ou politique” déclare le créateur. “Notre présence ne va rien changer à tout ça, elle va juste apporter un peu de douceur, nous allons tous profiter de cette aventure, ensemble”.
On entendra rugir la bête majestueuse durant quatre jours, jusqu’au 26 juin, jour du combat final avec l’araignée Kumo, avant de la laisser s’envoler vers d’autres cieux, vers les grattes-ciel d’Ottawa en 2017, puis rejoindre la Chine qui l’a vu naître. La compagnie La Machine, quant à elle, expose ses trésors d’imagination au Musée des Beaux-Arts de Calais jusqu’en novembre 2016 ; de quoi laisser durer le plaisir.